JASMIN, UNE AUTRE SYRIE
Edition 4
Oct/Nov/Dec 2017Jasmin, Une Autre Syrie
Revue trimestrielle
En ces temps troublés, il nous a paru indispensable d’offrir une autre vision de la Syrie à travers sa culture et la création artistique de ses artistes.
Jasmin, Une Autre Syrie est née de la rencontre de personnes venant d’horizons et de cultures différents : Français, Franco-Syriens et Syriens, désireux de manifester ainsi leur solidarité avec la Syrie et ses habitants.
L’accent sera mis sur les œuvres artistiques des artistes syriens, de l’histoire de la Syrie ( ainsi que ses liens avec la France ), sa littérature et poésie, sa diversité et richesse culturelles.
Jasmin, Une Autre Syrie se veut être une passerelle entre deux langues, deux cultures, deux mondes.
Cette revue au financement indépendant et à but non lucratif paraîtra trimestriellement en ligne sur notre site Web syriaartasso.com, et annuellement en édition papier. Elle sera éditée partiellement en langues française et anglaise.

Profond ou Caché
Texte par Marco Petrocchi, Galleria Gli Acrobati, Turin, Italie
Traduction française par Danii Kessjan
Lorsque des artistes aussi distinctes que Yara Saïd et Noor Bahjat Al Masri sont exposées ensemble, il est tentant de résoudre les dissemblances apparentes en faisant appel à l’irénisme des fameux opposés qui complètent, voire même attirent. Ce n’est pas le cas avec les styles artistiques auxquels cette exposition fait face, lesquels sont loin d’être comparables : au contraire, ils se contredisent, s’irritent même l’un l’autre et rivalisent pour attirer l’attention inconditionnelle du spectateur. Etonnement, les deux artistes sont toutes deux syriennes et ont étudié à l’Ecole de Beaux Arts de Damas dans les mêmes années. Toutes deux considèrent l’année 2011, le début de la guerre qui sévit encore aujourd’hui dans la région, comme un tournant décisif dans leur vie de jeunes femmes et d’artistes. Mais il est une évidence : tant la peinture de Yara tente de condenser et de fondre, tant celle de Noor d’inventorier et de caractériser.
La réalisation de cette exposition semble donc exiger un choix entre les deux artistes, réprouvant involontairement l’antinomie la plus classique et désormais obsolète de l’art contemporain : l’abstraction ou la figuration ? Afin d’éviter la désuétude du genre, nous suggérons à chacun de suivre son penchant et sa préférence aussi librement que possible.
L’En-soi est seulement en soi Jean-Paul Sartre

L’art de Yara est abstrait, étant donné que sa pré-objectivité doit être considérée comme une quête gnostique, comme une aspiration à la connaissance réelle de l’existence par opposition à la perception ou à l’opinion standard. Cependant, laissons de côté l’inflexibilité de la définition et explorons la dense palette de pigments dans laquelle alternent les gris, les verts, les bruns, les différentes nuances de sable, d’ocre, de rouge, de violet et de bleu, chaque pigment portant la vie du geste dont il procède, des égratignures, des écritures, des larmes… La couleur est complétée par des résidus, des morceaux de revues et de journaux, du fusain, de l’encre, des objets et des substances diverses que la peinture semble absorber ou exsuder. Nous pouvons voir le jeu des ombres, la transformation continue de la matière picturale, des masses qui affleurent avec des lumières et des splendeurs nocturnes, le fruit des sentiments sincères de l’artiste ainsi que le lieu d’une expérience psychique, où la pensée et la non-pensée se battent pour conquérir l’espace.

La peinture de Yara n’est pas le simple résultat d’une intention définie et déterminée, mais le fruit d’une interaction complexe entre les stimuli émotionnels et la conscience, conduisant à un principe d’indétermination du monde : c’est à travers son intelligence émotionnelle, loin de toute partialité, que l’artiste tente de lever le voile des apparences pour conquérir cet être plus profond qui lui est caché. La couleur est utilisée non pas comme l’outil de la vraisemblance, mais comme un élément qui, au-delà du figuratif et du pictural, génère un lieu où nous ne sommes ni plus proches, ni plus éloignés, mais seulement dispersés. Yara se dirige vers la libération, la libération de tout ce qui est stable et établi, mettant en évidence ce qui est inimaginable pour la plupart, l’infinité éternelle qui ne glisse pas dans des formes extérieures inadéquates. Un art libéré du fardeau de la communication pour manifester l’absolutisme de l’être spontané et la valeur de l’intuition comme expérience directe de la nature et du monde. Ses toiles sollicitent notre regard non pour s’identifier mais pour céder aux rythmes pulsés de la création qui se réalise. Débordant de la présence qui ne peut être assimilée par la forme, jouant sur la relation entre transparence et opacité, la peinture de l’artiste module les présences et les absences et ne sauve dans les images, que l’évanescence asséchée par le feu du temps.

La nature abstraite de l’œuvre de Yara ne peut pas être considérée comme autotélique, elle ne perd pas tout contact avec les vicissitudes de la condition humaine qui ferait de peindre une « surface plane » son seul but. Dans celle-ci, cependant, un processus est initié qui s’ouvre sur l’objectivation infinie de la forme, la remettant constamment en question, et en même temps l’absorbant et la métabolisant jusqu’à dissolution. Parfois les atmosphères nocturnes prévalent : la nuit qui n’est pas le contraire du jour mais l’état dans lequel le jour est perdu, étouffé par une perte qui le réduit au silence et l’oublie. Et paradoxalement, n’est-ce pas la guerre, de par sa nature dualiste, cette force organique qui s’élève contre la réalité en tant qu’entité, repue de sa propre objectivité, qui fait se coïncider le désastre et l’achèvement ? De même que la mort et la survie, le silence et le bruit, le visible et l’invisible, la proximité et la distance, le réel et l’imaginaire, le privé et le public, l’intérieur et l’extérieur, toutes les polarités dialectiques, toutes soudées en une seule masse où la différence s’annihile dans le même désordre ?

Le réalisme de Yara nous raconte cette épopée de l’entropie et de la lacération du monde dans les décombres, la poussière, les lumières, corrompant tout ce qui est solide : une destruction pire que la mort parce qu’elle va au-delà de tout ce qu’elle rencontre au nom d’une cruauté sans fin. Dans son travail, un monde fractal de tensions pérennes, le sens n’est pas contenu comme une idée ou une cause manifeste, mais s’agite et se précipite pour ébranler la présence. Un art qui ne mime pas la nature mais qui est l’hypostase de son immanence, un moyen par lequel l’Homme se questionne lui-même en tant qu’être défini et interroge son rôle réel dans le monde. La peinture de Yara n’est pas mystique, elle ne renvoie pas l’expérience directe d’une dimension sacrée, elle semble plutôt être liée à certaines pulsions subconscientes, comme une force venant du for intérieur. L’artiste peintre est le sujet à travers lequel le profond procède et agit, elle est celle qui est plongée dans le caché, l’invisible, dans les profondeurs du corps et de la psyché. Comme support, la toile devient alors l’alliance de l’intérieur et du spirituel.
Une telle peinture ne donne ni références spatiales, ni références génériquement figuratives : le spectateur est confronté à l’impossibilité directe de concilier interprétation et reconnaissance. Mais l’inintelligible fait en soi partie du sens que nous essayons de découvrir dans une œuvre d’art. L’illisible qui est ce qui échappe au sens, est non seulement un faisceau de l’inintelligible mais aussi la représentation du sens originel pour questionner le sens des choses. Tel est le cœur de l’art de Yara Saïd, une peinture qui parle du silence du verbe, dans laquelle, dénuée de toute apparence, déborde la coupe de l’inimaginable.
Je ne crois ni à ce que je touche, ni à ce que je vois. Je ne crois qu’à ce que je ne vois pas et uniquement à ce que je sens. Gustave Moreau

La peinture de Noor maintient une approche narrative qui utilise une sorte de « réalisme magique » dans lequel, comme dans la matière onirique, la qualité hallucinatoire des images est un langage à interpréter, des sortes d’hiéroglyphes, révélant sans cesse leur aura énigmatique. Regardons de plus près cette œuvre figurative polymorphe : des peintures comme des polypes d’images, des cellules polypaires, des têtes qui partagent l’essence d’un seul corps, des corps dans lesquels se réalise une hybridation entre technologie et biologie, désormais indissociable, soudée en une seule entité monadique, fermée dans son irréductible altérité. Un royaume animal, végétal et humain immergé dans la même apnée, suspendu à l’instant d’une prolifération d’entrelacs où se reproduit le mystère de la descendance réciproque. La semblance des femmes, plus que marquée par des déformations primitivistes et des citations de grands peintres expressionnistes, rappelle les visages de certaines femmes âgées. Des visages tendus à la limite de la subsidence, raccommodés par des chirurgiens sorciers pour réaliser le rêve d’une photogénèse perpétuelle, et, figée dans la chair vive, la pose iconique d’une résistance à l’inévitable dégénérescence, l’utopie de la jeunesse éternelle qui finit immanquablement par tomber dans sa propre dystopie.

Nous pourrions définir cette peinture comme étant métaphysique en ce sens que la métaphysique peut sembler être une dramatisation de la réalité, une machine inépuisable qui multiplie les fantômes poétiques brûlants et résonnants, les repoussant au-delà de leurs propres limites. Chaque image développe une relation paradoxale avec l’autre, chacune représentée sur le même plan de conscience, fluctuant sur le même espace évocateur, comme une isotopie où les variables, les enchaînements, les correspondances et les disjonctions sont tous reliés les uns aux autres. La peinture de Noor ne dépeint pas l’identité reconnaissable, mais les relations disharmonieuses et la cohabitation des discontinuités qui sont articulés dans la réalité sociale. Par conséquent, notre besoin de points de repères reste désappointé par les compositions de l’artiste : les figures vivent tissées sur le même plan d’une synchronicité artificielle, sans laisser d’espace qui puisse être parcouru par le regard dans le sens de la profondeur. Elles sont, en revanche, positionnées sur des plans horizontaux et verticaux, transcendant les relations spatiales traditionnelles pour expérimenter simultanément l’unilatéralité et la réciprocité de leur symbolisme : il n’y a plus le monde, mais seulement les organismes d’une langue du silence et du murmure infini.
Les créations de Noor semblent être le revers sombre et mystérieux de la réalité visible, une sorte de lieu insaisissable où toutes ces combinaisons biologiques de l’imaginaire qui restent à l’arrière-plan demeurent les entités fondatrices de ce qui nous est transmis. L’artiste part de l’affirmation que les symboles peuvent révéler un mode de réalité et une structure du monde qui ne sont pas évidents au niveau de l’expérience immédiate, développant une vision fantasmatique qui est dans une relation d’émanation directe avec eux : Noor peint dans un non-espace établissant un ordre symbolique qui brille dans/sur la réalité, l’éveillant et lui parlant.

Les collages extraordinaires de l’artiste sont traités différemment : les images y sont choisies pour être consommées et semblent se consommer elles-mêmes dans une lutte acharnée pour l’émergence et le témoignage. L’obsession qui les anime représente bien la saturation actuelle de l’espace culturel par les images, leur complète infiltration dans la vie sociale et quotidienne, où tout, de la dimension urbaine à celle corporelle est vécu comme expérience esthétique, comme le montrent les tatouages.
L’efficacité des collages de Noor transparaît précisément dans cette nature simultanée, fragmentée et fragmentaire qui ressemble à la dynamique du monde médiatisé : dans l’orgie des représentations, la réalité succombe, se cache, disparaît. D’abord et avant tout, ses collages questionnent l’absence : chaque fragment manque de son contexte initial dans lequel il a émergé et de sa forme originelle, ainsi que de son propre sens dérivé de cette complétude. Ils semblent être porteurs d’un sens sans signification, un enchevêtrement de figures qui nous montrent, du vide d’où elles proviennent, le vide qu’elles habitent. Le détail ne fonctionne pas comme une partie du tout mais comme ce qui n’échappe pas.

L’anxiété dont les compositions font écho découle précisément de cette impossibilité à identifier la source originelle des images. Elles s’enchevêtrent si abondamment qu’elles finissent par perdre leur identité spécifique sans en acquérir une nouvelle en étant assemblées. Ces collages deviennent alors un procédé iconoclaste à travers lequel la destruction des images n’est plus exercée, mais une surproduction dans laquelle il ne reste plus rien à voir. Ils révèlent le caractère illimité de la représentation à la limite intrinsèque de la réalité, ses possibilités infinies exhibées par l’accumulation et le sort de la signification, sacrifiés à cette abondance. De nos jours, nous produisons tous des images, principalement de nous-mêmes. Nous nous cachons, nous couvrons ce qui reste de nos vies, le reste étant indicible.
Le collage comme technique nous rappelle aussi que la vérité n’est pas une chose solide qui réside dans un endroit précis, elle prend différentes formes et mesures, elle est omniprésente dans les objets, dans le langage, elle change avec le changement de perception utilisé, elle est de nature libre mais impure : que d’autre peut prétendre un collage si ce n’est que la vérité peut être réécrite à l’infini ?
Que partagent ces deux artistes ? Noor cherche un ordre socio-symbolique caché. Yara est en quête d’expressivité que le vent balaye, en tout traversant. L’une voit des structures sous-jacentes de la « réalité » en tant que réalité sociale. L’autre voit l’existentialité réelle et spectrale et inexorablement abstraite qui l’habite. Noor pense le monde comme une possibilité infinie d’être en relation, et Yara se débarrasse de la solitude qui habite son cœur. Je réponds à la question moi-même : au-delà de quelques données biographiques, rien ne les unit. Puis, à la fin de cette catabasis dans leur poétique respective, une question simple et triviale me vient à l’esprit : par laquelle de ces artistes vous sentez-vous attiré ?