JASMIN, UNE AUTRE SYRIE

Edition 3
Juil/Août/Sept  2017

Jasmin, Une Autre Syrie
Revue trimestrielle


En ces temps troublés, il nous a paru indispensable d’offrir une autre vision de la Syrie à travers sa culture et la création artistique de ses artistes.

Jasmin, Une Autre Syrie est née de la rencontre de personnes venant d’horizons et de cultures différents : Français, Franco-Syriens et Syriens, désireux de manifester ainsi leur solidarité avec la Syrie et ses habitants.

L’accent sera mis sur les œuvres artistiques des artistes syriens, de l’histoire de la Syrie ( ainsi que ses liens avec la France ), sa littérature et poésie, sa diversité et  richesse culturelles.

Jasmin, Une Autre Syrie se veut être une passerelle entre deux langues, deux cultures, deux mondes.

Cette revue au financement indépendant et à but non lucratif  paraîtra trimestriellement en ligne sur notre site Web syriaartasso.com, et annuellement en édition papier. Elle sera éditée partiellement en langues française et anglaise.

 


L’Art sous la Subversion du Pouvoir

Ecrit par Khaled Youssef, co-fondateur de SYRIA.ART
Edité par Danii Kessjan

Dans tout ce que nous faisons dans différents domaines artistiques, nous essayons toujours de rappeler aux gens leur humanité, leur égalité et la nécessité de maintenir une connexion entre les personnes, et de leur rappeler la fragilité de notre travail et de notre vie. C’est pour nous, – même si cela est en soi-même un pouvoir, bien que limité et fragile – , le contraire de ce que signifie « le Pouvoir ». Quel est le pouvoir qui peut influencer les gens de nos jours? L’argent et les médias, – sachant que la religion et la politique en sont leurs dérivées directes puisqu’elles proviennent du même moule – , sont le véritable pouvoir qui domine la culture sociale, impose ses règles et finalement instrumentalise les arts. La privatisation de l’art témoigne de cette domination et cela ne peut jamais correspondre à l’idée de tolérance ou de liberté. Liberté ! Quelle notion relative ! Qui est libre ? Et libre de quoi ? Un véritable artiste a-t-il besoin d’être libre ? De toute évidence, la liberté d’expression est la matrice, la condition indispensable de presque toutes les autres formes de liberté. Dans tous les cas, la liberté ne peut que commencer par la désaliénation sociale, la libération de toutes sortes d’asservissements, de pratiques religieuses, de traditions obsolètes, de schémas de pensée illogiques, et, surtout, d’indépendance par rapport aux considérations matérielles.

Oeuvre par Bassam Alemam, artiste syrien

Nous avons eu l’opportunité de découvrir deux différentes cultures et perspectives sur l’art. L’art syrien était ignoré par la plupart des gens en Syrie et dans le monde, mais quand l’économie s’est améliorée en 2000, de nombreux artistes émergents ont commencé à créer une atmosphère artistique dans les grandes villes syriennes, ils n’étaient plus marginalisés, moins dépendants de organisations officielles, et pouvaient exprimer leurs visions. Bien sûr, leur espace d’expression en ce qui concerne les questions politiques était limité, mais ils ont été les précurseurs par lesquels une révolution intellectuelle a été rendue possible, tout en refusant souvent certaines pratiques religieuses ou en luttant contre l’aberration de certaines traditions. Ils pouvaient le faire parce qu’ils étaient autorisés à le faire.

Dans d’autres pays du Moyen-Orient, c’est la religion qui est le premier véritable dictateur, et ce que les dirigeants des pays producteurs de pétrole essaient de faire, c’est simplement « d’acheter la culture et les arts » de partout ailleurs avec leurs pétrodollars. Même si nous pouvons voir certaines œuvres d’art de Damien Hertz ou Abdel Samad dans les rues de leurs villes, nous réalisons d’emblée que la religion impose aux arts ses propres règles puissantes : par exemple, les parties génitales d’une sculpture de bébé doivent être couvertes, une peinture d’une figure féminine ou une sculpture dont les caractéristiques sont trop réalistes doivent être évincées. Ici, nous pouvons apercevoir les tréfonds de la véritable subversion du pouvoir : l’argent qui décide d’acheter de l’art et la religion qui dicte de mutiler ou d’interdire une œuvre d’art ! Le problème dans la plupart des pays arabes est qu’il y a un énorme manque de distance et de différenciation par rapport à la religion, une incapacité à critiquer ses prétendus sacro-saints fondements, à les réformer et à les adapter aux exigences de notre époque.

Oeuvre par Bassam Alemam, artiste syrien

Dans le monde occidental, les choses sont différentes, mais pas beaucoup ; les artistes ont la liberté de créer, mais ils ne seront pas relayés ou aidés dans leur art, si ce dernier devait aller au-delà ou à l’encontre des idées dominantes. L’ultralibéralisme et le politiquement correct sont devenus un nouveau type de dictature pour les idéologies permettant une liberté dans un cadre donné, et tout autre type d’art qui existe, malheureusement, jamais ou rarement ne prendra une place populaire dans la société. Nous pouvons même mentionner de grands artistes et écrivains qui ont été nommés à plusieurs reprises pour le prix Nobel, mais ne l’ont jamais reçu et ne le recevront jamais, car ils n’expriment pas exactement ce que veut le « Pouvoir profond » ou la « Pensée unique ».

Il n’est de meilleur exemple de la politisation de l’art que ce qui s’est passé en Syrie au cours de ces six dernières années. Si l’art est un moyen d’exprimer des émotions, il s’est vite transformé en un jeu politique. Depuis le début du conflit et jusqu’à aujourd’hui, les artistes syriens ont été divisés, à l’intérieur et à l’extérieur de la Syrie, entre, avec, contre, à droite, à gauche et au milieu, de manières et à des niveaux différents.

Oeuvre par Bassam Alemam, artiste syrien

Bien que tous les artistes n’expriment pas leurs propres opinions politiques à travers leur art, beaucoup de leurs activités étaient encore ou sont toujours conditionnées par leurs positions politiques. Du financement ou de l’organisation d’expositions, même de celles organisées par des galeries d’art privées, tout semblait prendre une couleur politique. Ce faisant, tout s’est avéré devenir de plus en plus politisé. Nous avons même vu de nombreux artistes « nouvellement sortis de l’œuf » surfer sur la lame de la guerre et subsister avec une production médiocre ultra orientée vers une partie du conflit ou de l’autre. Depuis le début de 2011 et jusqu’à présent, nous avons l’habitude de lire et d’entendre de nombreux commentaires et opinions très agressifs contre certains artistes ou poètes syriens, non pas au sujet de leurs production artistique, mais à l’encontre de leurs opinions politiques personnelles ou même de leurs positions neutres sur le conflit syrien.

Pour toutes ces raisons et selon notre expérience de l’art syrien ces dernières années, nous croyons que l’Art doit toujours rester indépendant de tout type d’engagement politique. Cela ne signifie pas pour un artiste de ne pas pouvoir exprimer ses émotions ou ses opinions à travers son travail, ni de ne pas pouvoir parler de son expérience personnelle : l’Art doit être supérieur à la politique et doit la transcender, et le pouvoir de l’Art doit être plus fort que « le Pouvoir » qui contrôle nos sociétés. L’Art doit être une connexion, une noble manière d’expression et d’échange, une façon dont les gens peuvent se rencontrer et s’accepter les uns les autres. Nous avons besoin d’Art sous cette forme, maintenant plus que jamais, car il se peut que ceci soit notre dernière chance de prouver notre humanité et de nous unifier.

 


Un vernissage à Lattaquié

Sur la côté syrienne, dans l’immeuble du sculpteur Nizar Ali Badr, les garçons envoyés au front tombent « comme des fleurs », les jeunes filles restent cloîtrées, les mères en ont  « marre ». Lui expose des visages de pierre dans la place forte de Bachar el-Assad.

Par Adeline Chenon Ramlat

Nizar Ali Badr entre comme une bombe dans la cuisine. « Y a plus l’électricité ?! » Son t-shirt fluo est usé jusqu’à la trame, ses mains et son visage sont couverts de poussière de pierre. Il est grand, solide, avec une barbe blanche et, vissé sur la tête, un sombre béret à la Che Guevara. Debout devant l’évier, sa fille Rouchda, 23 ans, lève ses sourcils impeccables d’un air las : « Non, y a plus d’électricité !
— Mais ça fait bien trois heures ! La batterie de mon téléphone est morte, celle de ma tablette aussi. Y a plus rien ! »

Rouchda ne moufte pas. Y est-elle pour quelque chose si ici, à Lattaquié, grand port sur la côte syrienne, les restrictions de guerre imposent de vivre au rythme des coupures d’électricité : trois heures sans, trois heures avec, trois heures sans… ? Enfin normalement, parce que dans les faits on ne sait jamais s’il y en aura ou pas. Hier, huit heures sans électricité ! En conséquence de quoi les citernes sur le toit ne se sont pas remplies et il n’y a pas eu d’eau de la journée.

Quand son père est entré, Rouchda remplissait des bouteilles pour les stocker dans le frigidaire. L’eau, c’est un vrai casse-tête. La prudence consiste à en garder partout où on peut en avoir besoin. La moitié du frigo est remplie de bouteilles à boire. Il y a un seau près des toilettes, un autre dans la douche, et une casserole sous le robinet de l’évier. Au cas où, car parfois l’eau se met à couler. Il va d’ailleurs falloir qu’elle songe à s’attaquer à la vaisselle qui s’entasse.

Impuissant, Nizar se fait un café. D’ordinaire, il demande qu’on le lui fasse mais il voit bien que sa fille est occupée. Il s’apprête à allumer la gazinière avec le briquet qui ne traîne pas très loin, mais il ne marche pas. Il cherche le sien, celui qu’il planque en fumeur chronique et, ne le trouvant pas, hurle : « Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ! ? » Sous la colère, il balance dans l’évier la petite casserole à café et adresse un regard noir à Rouchda. Impassible, sa fille fait mine de n’avoir rien vu : « Ah !… il faudrait penser à acheter du produit à vaisselle parce que là je vais le finir. » Nizar explose : « Vois ça avec ta mère ! Est-ce que j’ai la tête à ça maintenant ? Au produit à vaisselle ? Avec le bordel de ce pays ? Tu m’apporteras un café là-haut plus tard ! Ça suffit. Je monte ! »

Il est furieux, il est toujours furieux. Ça ne durera pas mais là il se barre, c’en est trop. Rouchda m’envoie un sourire rapide derrière le dos de son père. On entend la porte de l’appartement claquer violemment. Nizar s’est retiré sur sa terrasse. Sa fille baisse les épaules de soulagement, d’impuissance aussi. Elle en aurait tellement à demander elle-même pour que sa vie quotidienne soit moins lourde… Mais à quoi bon s’adresser à son père ? Il a toujours été complètement à l’ouest, et depuis la guerre la maisonnée ne fait que ça : étouffer sous les problèmes.

« ÇA ME REND DINGUE »

Sur la terrasse au cinquième étage, Nizar regarde au loin l’aviation russe. Machinalement, il lui adresse un salut de la main. Devant lui, le long de la côte, s’étale Lattaquié : cinq cent mille habitants à 350 kilomètres au nord de Damas, et base militaire russe. À 80 kilomètres plus au nord, la frontière turque barrée par la montagne Safoon. « Jabel Safoon », c’est son pseudo d’artiste, celui qu’il s’est choisi il y a un an pour signer ses œuvres.

Ses œuvres sont un monde qui vous saute dessus. Pour y accéder, il faut parvenir à la terrasse de l’immeuble. Son accès n’a rien de simple. D’abord, il faut se coltiner l’escalier hors d’âge avec sa vingtaine de compteurs reliés par des câbles approximatifs. Pas une marche qui ne soit fissurée. Pas de lumière. Pas un mur qui ne soit couvert de graffitis, ou maculé de formulaires pour non paiement de l’eau, de l’électricité.

Dans l’escalier, on est bousculé par une myriade d’enfants de tous âges montant, descendant, rentrant, sortant, s’appelant de chaque appartement sans que l’on comprenne vraiment qui habite où. Arrivé au cinquième étage, on débouche sur un vague sas couvert de sacs de plâtre, de trucs et de machins en pierre, peut-être entassés là par un maçon délirant. On pousse une lourde porte en fer, on sent un courant d’air chaud. C’est la terrasse.

Sur 400 mètres carrés, une vingtaine d’énormes citernes en fer posées en rond, une myriade de cheminées, une tripotée d’antennes paraboliques. Au milieu, quelque mille cinq cents statues élégamment dispersées de droite et de gauche, toutes en pierre, toutes travaillées dans les moindres détails et dont au moins la moitié représentent des visages de toutes tailles, qui rient, qui crient, qui regardent, qui dorment, qui pleurent, qui aiment… Il y a des statues de corps de femmes emmêlés, d’énormes totems, des personnages mythologiques, christiques aussi, un couple enlacé qui s’aime tendrement sous une chape de pierre…

Entre ses statues et les plantes vertes, Nizar s’est aménagé une tanière. Son refuge, son ermitage. Autour de la banquette, du lit et de la table, pas un centimètre carré des murs et du sol qui ne soit surchargé d’œuvres en bois, en pierre, en terre, toutes couleurs, toutes tailles, toutes textures. Toutes stupéfiantes.

Peu de monde passe là, sauf les voisins qui viennent régulièrement pour des problèmes d’eau ou de réservoirs vides. Très bricoleur, Nizar n’hésite jamais à les dépanner. « Merci à tes mains qui te donnent du travail et nous donnent de l’eau », lui dit une voisine voilée de noir alors qu’il transvase de l’eau dans son réservoir manifestement à sec. Arrive peu après un petit garçon qui apporte une assiette de gâteaux en remerciement : « C’est vrai, mon oncle, que tu as vraiment fait tout ça de tes mains ?
— Oui, oui, vraiment, c’est moi. Regarde si tu veux… », répond Nizar en riant.

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« UN SACRE BAZAR ! »

Précisons qu’en plus des statues un bon 50 mètres carrés de la terrasse est tapissé de fresques. C’est là d’ailleurs que ça se complique, parce que le mot « fresque » ne colle pas. Disons dessins, dessins de galets. Comment parler avec justesse de ces scènes constituées de galets ajustés qui happent le regard mais, surtout, transmettent une émotion ? Ici, un groupe de voyageurs, tête basse et portant de lourds colis. Leur peine est palpable, envahissante. Là, un homme à califourchon sur un autre qui n’est que soumission. « Regarde le geste du bras de celui du dessus ! En plus d’être porté, il décide de la direction, de là où ils vont. Moi, je suis un pauvre qui a toujours subi alors quand je vois mon pays déchiré par la volonté des puissants, ça me rend dingue. »

« Je veux que mes pierres disent la douleur des Syriens. Je veux que ces galets crient pour que le monde comprenne ce que nous endurons.» 

Le regard de Nizar se perd vers la terrasse. « La sculpture, je l’ai commencée à 7 ans au village, pas très loin d’ici. Nous étions agriculteurs, j’ai treize frères et sœurs. Je passais beaucoup de temps dehors et j’ai commencé avec du bois et de la glaise. Les sculptures que tu vois là, c’est ce que je fais depuis une quarantaine d’années. »

Pendant quinze ans, il a pensé travailler avec les galets mais il n’avait pas le temps de s’y mettre. « Je devais nourrir mes enfants. » Agent immobilier, il louait des maisons aux Syriens qui venaient en villégiature à Lattaquié, au bord de la mer. « Quand j’ai compris que l’essentiel de mon boulot se faisait par téléphone, j’ai fermé mon bureau en ville et j’ai décidé de travailler tout en sculptant sur la terrasse. La guerre est arrivée, et la violence a inondé notre vie. »

Nizar vit dans un quartier pauvre et excentré, bordé par un camp de refugiés palestiniens. « Un autre pays », disent les habitants du centre-ville. « On a eu beaucoup d’attentats et d’insurrections au début des événements, et un sacré bazar ! La présence de l’armée est devenue permanente. Tu as vu ! On a deux barrages de l’armée, ça a calmé les émeutes. On est plus rassuré au moins. »

Avant, ses « petits revenus » lui permettaient d’assurer le quotidien. Mais « après un an de guerre, l’insécurité s’est installée partout et nous nous sommes sentis pauvres ». Le prix du kilo de sucre a été multiplié par vingt. Dans ce coin qui n’a jamais eu de transports en commun, la course en taxi a flambé. « Maintenant, nous sommes souvent bloqués ici. » Son travail s’est délité : « J’avais de moins en moins de locations. » Il s’est « occupé ». « En cinq ans, j’ai bien dû faire vingt-cinq mille fresques à galets. J’en faisais toute la journée. J’ai travaillé comme un fou, je m’isolais de tout. Dès qu’une scène me plaisait, je la détruisais pour en faire une autre et une autre. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse de toute façon ? Le temps est passé. J’ai commencé à les prendre en photos et à les mettre sur Facebook quand je pouvais. »

Nizar se lève soudain. S’avançant vers un tas de pierres précis, il en saisit une et immédiatement une autre. Il les pose méticuleusement par terre. Repart, revient avec un petit lot de pierres serrées contre son ventre, et commence a les disposer autour des deux premières. Il hésite peu.

En dix minutes, je vois un grand dessin naître sur le sol : une maman serrant ses deux enfants terrorisés contre elle, un corps allonge près d’eux. « Je veux que mes pierres disent la douleur des Syriens. Je veux que ces galets crient pour que le monde comprenne ce que nous endurons. Moi, je ne vois pas de galets : je vois des bras, des soleils, des hanches, des bateaux, des armes, des larmes. Tout un monde entassé qui attend que je le dispose correctement pour raconter son histoire. Ces galets ont une expérience de vie, et ils me la disent. »

« NOTRE PAYS A DIX MILLE ANS ET, TU VOIS, LE FENOUIL EST TOUJOURS LÀ »

Nizar me demande si je connais Ougarit, la cité de quatre mille ans d’où vient le premier alphabet du monde. Aujourd’hui nommée Ras ech-Chamra, elle se situe à une dizaine de kilomètres de Lattaquié et nous y partons avec Saji, un bel homme chic d’une soixantaine d’années à l’ample crinière blanche, son ami.

Pendant trente ans, Saji a été journaliste à AlThawra (« La Révolution »). Il a aussi cumulé des emplois de traducteur, de guide touristique, de prof d’anglais, ce qui lui a appris « à distinguer les blablateurs des gens sérieux ». Les lois du système lui sont « familières » : « Je connais le jeu des hiérarchies, l’obsession sécuritaire, la paperasserie. » Saji a apprécié les fresques que Nizar postait sur Facebook. « Je n’ai pas arrêté de penser à toutes ces statues, elles me rappelaient Ougarit. Je suis fou de ce lieu, c’est ma passion dans la vie. »

Il a rencontré l’artiste il y a un an, via un copain réalisateur : « J’ai débarqué chez Nizar. Nous avons parlé de mythologie, d’Ougarit et du dieu Baal. Et je me suis rendu compte que nous ne nous sentions ni chrétiens ni musulmans. Cette guerre qui tue les Syriens n’a aucun sens pour nous. Nous éprouvions la même douleur : moi, je cherche refuge dans les ruines en essayant de comprendre tout ce par quoi notre pays est passé, et lui fait parler les pierres », dit-il en caressant de grandes branches de fenouil.

Tout en parlant, Saji s’est levé. Il parcourt à grands pas le site d’Ougarit, une vaste étendue de terre poussiéreuse couverte d’énormes blocs de pierre blanche. Les ruines hermétiques prennent vie petit à petit. « Tu vois cette allée de sept pierres sous nos pieds, elle montre les étapes de la vie de l’homme : dans le ventre de la mère, la naissance, le bébé, le jeune homme, l’homme, le vieil homme et la mort. »

Il est intarissable, on le sent transcendé. Saji n’a plus d’âge, plus de souci. A Ougarit, il est chez lui. Pour l’éternité : « Notre pays a dix mille ans et, tu vois, le fenouil est toujours là, les pierres sont toujours là, les messages sont toujours là. Notre force vient de là. Quand je suis revenu chez Nizar, je lui ai demandé ce qu’il comptait faire de ses statues. Il m’a dit qu’il voulait les laisser à ses enfants, qu’elles ne servaient à rien, juste à jouer. Je lui ai proposé de m’occuper de son œuvre. Je devais pouvoir mettre en valeur tout cela. Ce n’était pas possible autrement ! »

Saji avait raison. Une pluie de propositions avait traversé le brouillard de la guerre pour atterrir au creux du compte Facebook de l’artiste. Sandro Kanchelli, un réalisateur italien, voulait faire des animations graphiques avec les dessins de galets. Margriet Ruurs, une auteure canadienne pour enfants, proposait d’écrire un livre illustré avec des photos de ses fresques. Apres d’immenses efforts, le livre Stepping Stones a été publié au Canada. L’embargo sur la Syrie bloquant les échanges commerciaux, l’éditeur en a envoyé quelques exemplaires par voie postale à Nizar qui, dans quelques jours, expose pour la première fois au Musée national de Lattaquié.

Nous sommes au milieu des ruines du temple du dieu Baal. Nizar qui nous a rejoints admire le système hydraulique : « Comment un peuple qui a su créer la séparation des eaux propres et des eaux usées, voici si longtemps et à l’échelle d’une ville, peut-il maintenant se taper dessus ? C’est  incompréhensible ! Nous sommes des créateurs depuis des millénaires, pas des destructeurs ! »

UNE IMMENSE ZONE DE REPLI

Voici un an, au début 2016, j’avais accompagné Nizar parti chercher des galets au pied de la montagne Safoon, dans la baie de Ras al-Bassit, aux confins de la frontière turco-syrienne convoitée par les belligérants. Dans le microbus surchargé, le sculpteur comptait ses sacs vides afin de rapporter le maximum de galets de la plage. La baie était magnifique, l’eau bleutée. On distinguait les côtes turques nimbées de brume. Des rafales de kalachnikovs déchiraient l’air de la montagne sans que cela ne trouble Nizar.

Sillonnant le bord de mer, il choisissait avec soin ses galets qu’il rassemblait en tas tandis que les canons tonnaient à moins de cinq kilomètres. « Tout est très sécurisé de ce côté de la route », me disait-il. Une famille avec quatre enfants venait de dresser un camp de fortune face à la mer : « Ils ont envahi notre village la nuit dernière et on a quitté notre maison. Nous sommes partis à pied par les chemins », expliquait le père de famille, blême.

Pendant la discussion, Nizar s’était mis à dessiner avec ses galets posés sur le sable de petits personnages portant des colis. La fille de la famille s’était approchée. Se tournant vers son père, elle avait demandé : « Tu crois que c’est nous ? » Nous étions repartis deux heures plus tard, les sacs remplis de galets. La famille avait tendu ses toiles contre la paroi rocheuse.

« Nous éprouvons la même douleur : moi, je cherche refuge dans les ruines en essayant de comprendre tout ce par quoi notre pays est passé, et Nizar fait parler les pierres. »

Pour me rendre à Lattaquié, j’ai pris cette fois-ci un taxi à Damas. Sur l’autoroute, nous sommes passés devant les immeubles en ruines des abords de Homs. Le chauffeur était bavard, soucieux aussi : « Des déplacés, nous en avons tellement que la population de Lattaquié a quadruplé en cinq ans. Il en arrive tous les jours et de partout : de Deir ez-Zor, de Raqqa, d’Alep… Ces gens qui ont tout perdu viennent sur la côte. Au début de la guerre, Tartous et Lattaquié avaient une grosse capacité d’accueil. Maintenant, la côte est une immense zone de repli. »

A Lattaquié, les premiers déplacés ont loué les appartements de vacances à des prix qui n’ont cesse de baisser. Les suivants et les plus pauvres se sont installés le long des routes, dans des camps de fortune, sur des sites désaffectés. Avec la marée humaine, la ville a découvert le rationnement d’eau et les coupures d’électricité. Les écoles se sont adaptées pour accueillir les nouveaux venus : désormais, il y a les enfants du matin et ceux de l’après-midi.

Déjà démuni avant la guerre, le quartier de Nizar est de plus en plus mal entretenu. Pas un carrefour sans des monceaux d’ordures. Pas un bout de terrain qui ne soit couvert de déchets ou réaménagé en campement. Le coin est devenu peu sur. Même accompagnées par leur frère, ses deux filles ne sortent plus le soir. La plage du quartier est à cinq minutes : Rouchda et Dilbrine ne s’y sont pas promenées depuis des mois.

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Deux jours avant l’exposition des œuvres de Nizar au Musée national, le ministère de la Culture appelle pour prévenir que tout est décalé d’au moins quinze jours. La nouvelle tombe alors que nous sommes au restaurant : « Ils ne peuvent pas me faire ça ! Non, ils ne peuvent pas me faire ça ! », hurle Nizar. Deux clientes qui fumaient tranquillement leur narguilé en grignotant du pain au thym face à la mer le fixent avec stupeur.

« Et si on faisait l’exposition sur la terrasse de ton immeuble ? Si on invitait tout le monde là-haut ? lance son ami Saji
— Mais enfin, c’est mon atelier !
    — Où est le problème ?… »
L’artiste fulmine avant d’abdiquer devant la ténacité de son ami. Ensemble, ils rédigent une invitation conviant les gens « dans la modeste demeure » de Nizar puisque « le ministère refuse d’héberger son exposition au musée ».

« J’EN AI MARRE. MARRE DE LA GUERRE, MARRE DE L’ART, DE TOUT »

La femme de Nizar, une quarantenaire brune au regard de chat, ne sort jamais beaucoup de l’appartement du quatrième étage. Quand Samaher a besoin de quelque chose, elle utilise ce que ses filles appellent en riant « l’ascenseur » : elle crie par la fenêtre pour alpaguer un des jeunes enfants qui jouent devant l’immeuble, l’envoie chercher sa course dans la petite épicerie du bout de la rue, attend que l’enfant frappe à la porte avec les denrées, et donne l’argent pour qu’il redescende payer l’épicier. Elle n’a jamais travaillé car son mari ne le souhaitait pas : « Maintenant je pense qu’il serait d’accord, mais il n’y a plus de travail. »

L’appartement est modeste : un grand salon et deux chambres, l’une pour les parents et l’autre où se serrent les trois lits des enfants, Rouchda, 23 ans, Ali, 21 ans, et Dilbrine, 19 ans. Samaher : « Nous étions très heureux avant… C’est vrai qu’il y a cette guerre qui complique tout, mais moi je souffre surtout car avec Nizar nous ne sommes plus main dans la main. Avec son art, il a tous ces contacts, il est devenu secret, il ne veut plus que j’entende ses conversations téléphoniques. Parfois débarquent des jeunes filles qui veulent prendre des cours de sculpture et qu’il emmène seul avec lui sur la terrasse, ça ne se fait pas ! Avec la guerre et toutes ces morts d’hommes, il y a trop de jeunes filles à marier. Les hommes épousent souvent plusieurs femmes, les frappent, les trompent ou ne leur donnent pas d’argent. Ils font ce qu’ils veulent, c’est très dur. J’en ai marre. Marre de la guerre, de l’art, de tout ! »

Lentement, les enfants se lèvent pour rejoindre leur mère, assise à fumer le narguilé. Les vapeurs de pomme nous entourent. On entend des rafales de kalachnikovs. « Ce n’est rien, c’est juste qu’on ramène le corps d’un “chahid” chez lui », soupire Ali, le jeune garçon de la maisonnée. « C’est l’habitude : on tire des coups de feu pour que tout le monde sache qu’un soldat est mort au front. Je n’en peux plus ! Maintenant, c’est quasiment tous les jours. Les garçons tombent comme des fleurs. Dans notre immeuble, au moins la moitié des appartements a un “chahid”. Tu vois la voisine d’en face qui est passée hier pour faire la salade avec maman ? [Il esquisse rapidement le contour d’un voile autour du visage.] Eh bien son fils est un “chahid”, il a été tué il y a un an, il avait 17 ans. Mon meilleur ami à l’étage au-dessous est mort lui aussi, on a croisé son frère tout à l’heure dans l’escalier. »

Ali se lève et va chercher une petite photo coincée dans le rebord d’un cadre. « La plupart de mes copains sont déjà morts ou sont sur le front. Moi, je suis exempté parce que je suis “wahid” [« fils unique »] et que mon père ne me force pas à aller à l’armée. » Ali hésite parfois : les volontaires touchent un petit salaire, et se battre pour la patrie valorise les proches. Il admire ceux qui partent. Il a arrêté ses études. Maintenant il ne sait pas ce qu’il va faire.

Dilbrine, la benjamine, prend la parole : « Moi, mon futur mari est engagé dans l’armée mais il a mis son salaire dans notre futur appartement. » Majid, son fiance, a 26 ans. Elle espère qu’il retrouvera son métier de prof de sport « dès que tout ça sera fini parce que j’ai tout le temps peur pour lui, même s’il ne va sur le front que trois jours par semaine ». Elle n’a pas très envie de travailler : « Je préférerais m’occuper de mon mari et de nos futurs enfants. » Elle était inscrite a la faculté en français « mais, avec la montée des prix, ça coûtait trop cher alors j’ai tout arrêté. Je reprendrais peut-être après la guerre, on verra. Maintenant, je m’occupe de la maison ici et j’imagine comment je vais arranger la mienne ». Elle part danser devant la glace : « J’ai séduit Majid en dansant exactement cela au mariage de ma cousine. C’est joli, non ? »

Rouchda, l’ainée, se destine à devenir enseignante dans le primaire : « Ce n’est pas trop dur, mais je ne gagnerai quasiment rien. » Elle fait partie de la troupe de l’université de Tichrine, et me propose de l’accompagner ce soir au plus vieux théâtre de la ville. Sa mère est anxieuse. L’exposition des œuvres de Nizar sur la terrasse de leur immeuble est prévue pour le lendemain. Elle n’a aucune nouvelle. « Il n’y a plus d’électricité. Je ne sais pas combien de gens vont venir, ni ce que nous mangerons. Je suis seule avec les enfants et Monsieur ne pense qu’à son aaaaart ! Je vais devenir folle ! »

SUR LA TERRASSE METAMORPHOSÉE

Ce vendredi, jour chômé, les ruelles du centre-ville sont totalement embouteillées. La longue corniche brille devant les maisons aux toits de tuiles rouges et fenêtres en ogive. Les bars, avec parfois d’énormes écrans, sont pleins. Les générateurs ronronnent. Les passants profitent du wi-fi. J’ai l’impression de retrouver l’ambiance festive et frénétique de Beyrouth.

Devant le Théâtre national, il y a déjà du monde. Des femmes surtout, et autant de voiles que de croix : la ville est alaouite, sunnite et chrétienne. « Notre vie culturelle a un peu diminué au début des événements, mais maintenant ça n’arrête pas. On peut sortir au théâtre chaque semaine. Tout est gratuit car les gens n’ont pas d’argent et, comme tout le monde a besoin de s’exprimer, chacun se débrouille », explique Karim, un ami de Rouchda.

La pièce s’appelle Psycho. Dans un hôpital psychiatrique, sept patients obsédés par leurs vies antérieures racontent leur histoire. Quatre garçons et trois filles d’une vingtaine d’années déclament le texte sensible qu’ils ont écrit. « Ça a sûrement un lien avec ce que nous vivons actuellement, ironise Karim. Nous mourons sous le coup des terroristes et, à part quelques pays, le monde entier semble s’en ficher. Mon frère est mort sur le front, j’y pense tous les jours. »

De retour à la maison, c’est le branle-bas de combat. Le frère de Nizar, venu aider à la préparation de l’exposition, nettoie la terrasse à grande eau. Effrayé par l’agitation soudaine qui menace ses œuvres, Nizar court partout. Un copain sculpteur débarque avec dix présentoirs à statues : comment les répartir entre les antennes et les citernes d’eau ?

Au petit matin, Samaher peste : trop d’eau a été utilisée dans la nuit et il n’y a toujours pas d’électricité. Rouchda feuillette nonchalamment le livre de l’auteure canadienne avec les photos des œuvres de son père : « Il est pas mal ce livre, un peu vide mais beau. » Derrière son épaule, Samaher observe qu’« il n’y a pas assez de texte pour un vrai livre ». Aucune des deux femmes n’a jamais vu un album pour enfants.

A quelques heures de l’exposition, tout semble suspendu. Le réfrigérateur est vide. Ali ne semble pas vouloir se lever. Dilbrine danse dans l’entrée en chantant : « Il n’y a pas de pain, il n’y a pas de pain… »

« Deux cents personnes sont déjà passées, il en arrive encore. Alaa, étudiante en économie, se dit très émue : « Ça me touche que les pierres de notre région puissent devenir de l’art. »

Son père débarque de la terrasse en tenant maladroitement un bouquet de fleurs à la main : « Il faut les mettre dans l’eau ! C’est un cadeau. » Il est 11 heures du matin.

Une demi-heure plus tard, la terrasse est miraculeusement métamorphosée en lieu d’exposition postmoderne. Elle accueille déjà une cinquantaine de personnes qui regardent, s’esbaudissent, font des selfies avec les fresques et les sculptures. Sont venus en premier les copains artistes bluffés par le culot de Nizar : « Il a dit clairement son point de vue à l’autorité en maintenant son invitation au jour dit », « Il casse les habitudes mais n’agresse pas, c’est de ça dont on a besoin. » Un grade de l’armée circule longuement, observant tout avec le plus grand soin, souriant à Nizar, avant de repartir. « C’est totalement novateur, bouleversant », lance une journaliste du quotidien Al-Watan.

« QUEL ENDROIT POUR EXPOSER DES STATUES DE FEMMES NUES ! »

Arrive un célèbre médecin de Lattaquié, le docteur Fares, qui fit parler de lui, voici quelques années, en achetant cash un scanner IRM pour un million de dollars. Son chauffeur attend en bas, son épouse est à son bras : « C’est stupéfiant que Nizar ait osé demander aux gens de se déplacer ici ! Pour moi ce quartier est quasiment un autre pays tellement il est excentré. C’est ici qu’il y a le plus de pauvreté et le plus d’islamistes. Je peux parier que ses voisins sont tous des rigoristes de chez rigoristes. Quel endroit pour exposer des statues de femmes nues ! » Le notable éclate de rire. « Franchement, il est génial ce mec ! »

Dans un coin de la terrasse, un feu est bricolé. Dessus, une énorme casserole avec deux poulets et du boulgour. A 17 heures c’est cuit. Les bouteilles d’Arak apportées par les amis ont ouvert l’appétit. Deux cents personnes sont déjà passées, il en arrive encore. Autour d’une assiette de boulgour, Alaa, 21 ans, étudiante en économie, se dit très émue : « Ça me touche que les pierres de notre région puissent devenir de l’art. C’est la première fois de ma vie que je visite un atelier d’artiste, je suis super heureuse d’être là ! » Elle tremble, son ami lui prend discrètement la main. L’air se rafraîchit, la nuit tombe. Les ombres des totems dansent sous les lueurs blanches des portables.

Des chandelles sont allumées. Un homme assez jeune au regard bleu perçant se présente : Elias Jarjous, responsable d’une revue culturelle. Il vient de Safita, dans la « Vallée des Chrétiens ». Il sourit, en larmes. « J’ai oublié la guerre ! Ici j’ai retrouvé mon pays d’avant cette saloperie. Ça fait si longtemps que ça ne m’était pas arrivé ! Nizar vient de me faire le plus beau cadeau, le plus beau cadeau…»