JASMIN, UNE AUTRE SYRIE

Edition 3
Juil/Août/Sept 2018

Jasmin, Une Autre Syrie
Revue trimestrielle

En ces temps troublés, il nous a paru indispensable d’offrir une autre vision de la Syrie à travers sa culture et la création artistique de ses artistes.

Jasmin, Une Autre Syrie est née de la rencontre de personnes venant d’horizons et de cultures différents : Français, Franco-Syriens et Syriens, désireux de manifester ainsi leur solidarité avec la Syrie et ses habitants.

L’accent sera mis sur les œuvres artistiques des artistes syriens, de l’histoire de la Syrie ( ainsi que ses liens avec la France ), sa littérature et poésie, sa diversité et  richesse culturelles.

Jasmin, Une Autre Syrie se veut être une passerelle entre deux langues, deux cultures, deux mondes.

Cette revue au financement indépendant et à but non lucratif  paraîtra trimestriellement en ligne sur notre site Web syriaartasso.com, et annuellement en édition papier. Elle sera éditée partiellement en langues française et anglaise.

 


Francisco Goya, Les Fusillades du 3 Mai (1814) | Syrian Museum – Goya, Série Freedom Graffiti de Tammam Azzam (2012)

Des Voix Plus Fortes Que Des Coups De Feu

Un Baiser Pour La Syrie : Tammam Azzam

Au début de 2011, Damas assistait à la montée d’une révolution. Le monde prenait conscience, d’un œil quelque peu méfiant, d’une renaissance dans la capitale syrienne et aux quatre coins du monde. L’art s’était emparé de la ville et la force de cette renaissance se répercutait bien au-delà de ses anciens remparts. Les gens se rendaient à Damas par avion pour acquérir des œuvres d’art et des artistes syriens étaient invités à exposer leurs œuvres à New York, Paris et Londres. La renaissance a prospéré dans la force de sa jeunesse, jusqu’à ce que, brusquement, elle connaisse une fin prématurée lors de l’éclatement d’une autre crise plus grave. Les pinceaux du peintre ne font pas le poids face aux armes à feu et alors que nous avons été assourdis par une incessante couverture médiatique d’attentats à la bombe, de frappes aériennes, de vidéos de l’Etat islamique et de débats sur les réfugiés, nous sommes devenus aveugles à l’art syrien.

Isolée de ses cercles d’artistes et exilée de son pays d’origine, la voix claire de l’artiste syrien qui se formait avait disparu. Surmontant leur traumatisme, des artistes syriens se sont battus pour faire entendre leur voix en Jordanie, à Berlin, en Grèce, en Italie et partout où ils ont trouvé refuge. Au fil du temps, ces propos venant de différents endroits se sont révélés raconter la même histoire. L’histoire de la douleur, de la frustration et de la peur dans un pays divisé. Il est temps que ces voix, dans une harmonie puissante et émouvante, soient rassemblées et déclamées sur la scène mondiale.

Gustav Klimt, Le Baiser (1908) | Syrian Museum – Klimt, série Freedom Graffiti de Tammam Azzam (2013)

En 2018-2019, la Syrie est toujours définie par la tempête médiatique qui l’entoure, un brouhaha inintelligible qui diffuse des séquences propagandistes de l’Etat islamique, des débats sur des frappes aériennes entre gouvernements, et d’interminables et angoissantes prédictions sur l’avenir du conflit. Incapables de trouver ni vérité ni certitude dans cette tempête, restons silencieux et écoutons l’honnête complainte de l’artiste syrien.

Une robe fluide et dorée enveloppe deux corps entrelacés ; des lèvres se pressent contre la joue sereine d’une jeune femme. Les amants sont couverts de fleurs, immortalisant ce moment serein comme un gage d’amour éternel. Aujourd’hui, ils sont criblés de trous laissés par les balles.

Forcé de fuir son domicile et son atelier à Damas au début de la guerre syrienne en 2011, Tammam Azzam a laissé derrière lui son matériel de peinture et sa réputation en tant que l’un des artistes les plus prometteurs de la Syrie. Dans son exil tourmenté, Azzam ne pouvait suivre l’évolution du conflit que par le biais de son flux Twitter, dont l’ampleur et la dévastation augmentaient chaque jour. Accablé par son impuissance, il ne pouvait plus supporter le désespoir que lui causait une telle destruction. En remplacement du pinceau et de la toile, Azzam s’est alors adapté à un nouveau support : l’art numérique.

Henri Matisse, La Danse (1910) | Syrian Museum – Matisse, série Freedom Graffiti de Tammam Azzam (2014)

Freedom Graffiti est une série d’œuvres d’art produite numériquement, qui superpose, entre autres, des chefs-d’œuvre de Goya, Dali et Klimt sur des photographies de sa ville en ruines, Damas. Son œuvre photoshopée du Baiser de Klimt sur un bâtiment détruit par un bombardement à Damas est immédiatement devenue virale. Ressemblant tellement à un graffiti, les journalistes n’ont pas compris au départ qu’il s’agissait d’une image manipulée numériquement. Une fois avertis de leur discernement erroné, ceux-ci ont fait l’éloge d’Azzam encore plus abondamment qu’auparavant, comprenant finalement cet effet de détachement qu’un graffiti créé numériquement puisse engendrer et la manière dont il est représentatif de la distanciation même de l’artiste. Les chefs-d’œuvre numériques d’Azzam sont arrivés à un moment où l’attention du monde s’éloignait de la Syrie, alors que les images de mort et de destruction étaient si fréquentes que leur abondance les avait normalisées. Même si Azzam recyclait ces mêmes images qui provenaient des médias eux-mêmes, son concept puissant de juxtaposer le Grand Art avec la dépravation humaine est ce qui rendait ces images encore plus choquantes. Pour la première fois dans le conflit syrien, nous n’avons pas été soumis aux opinions d’un porte-parole du régime ou d’un combattant de l’opposition : la complainte loyale de cet artiste a retenti sur les champs de bataille. Et le monde a écouté.

Léonard de Vinci, La Joconde | Syrian Museum – Leonardo da Vinci, série Freedom Graffiti de Tammam Azzam (2014)

Sa manière de combiner l’amour avec la mort, la vivacité des couleurs avec la spectralité des ruines , et la beauté avec la dévastation est si judicieuse qu’elle dérange même le spectateur le plus aguerri. Déraciné de ses origines Art Nouveau autrichien du début du XXe siècle, le Baiser de Klimt semble plus passionné que jamais sur ce mur à Damas, alors que les amoureux s’accrochent désespérément dans une étreinte ultime et fatale. Le travail d’Azzam rappelle celui de Francisco Goya et de Salvador Dali, qui s’intègrent parfaitement dans le paysage syrien. Dali a exprimé les tourments de la guerre civile espagnole par le biais de ses chefs-d’œuvre surréalistes et troublants, et Goya a été loué en tant que révolutionnaire dans la modernisation de l’art du conflit, lequel répond aux contextes de conflit violent, de guerre, de violence structurelle et armée, ou de bouleversement social. Toutes ces œuvres ont été sélectionnées avec soin, bien entendu. Si leur statut iconique appréhende le spectateur avec le confort de leur familiarité, c’est pour mieux le faire chavirer dans un sentiment de malaise et de gêne, tandis qu’il retrouve ces dites œuvres au milieu de la dévastation dans un lieu étranger et inconnu. Enracinant ces chefs-d’œuvre dans un sol souillé, leurs messages d’innocence et de paix deviennent grotesques et tragiques dans leur incongruité, ou même encore leurs messages de guerre et de souffrances s’en retrouvent renforcés et redynamisés.

Salvador Dalí, Le Rêve, (1937) | Syrian Museum – Dali, série Freedom Graffiti de Tammam Azzam (2012)

Il ne fait aucun doute que l’art d’Azzam est concerné par la dimension politique du conflit. Il est déterminé à préserver le projecteur médiatique mondial sur la Syrie, au lieu de chercher inlassablement de nouvelles histoires ailleurs pour maintenir l’intérêt de ceux de ses sympathisants. Azzam est toujours un utilisateur actif de Twitter. Il profite de sa renommée internationale pour partager les dernières nouvelles sur le conflit, mais il diffuse principalement des messages de paix. En dépit de la haine incontrôlable entre le régime et les révolutionnaires et de la fureur incontrôlée de l’État islamique, Azzam insiste sur le fait que l’amour commun de leur pays devrait suffire à les empêcher de le détruire. Tout comme le Baiser Fraternel sur le Mur de Berlin se moque des idées abandonnées d’égalité et de fraternité qui ont donné naissance au communisme soviétique, la version du Baiser de Klimt proposée par Azzam revendique et rappelle l’amour universel des Syriens pour leur patrie.

Cependant, Azzam est réaliste quant à l’impact de ses œuvres dans le conflit. Dans une interview, il a déclaré: « Je crois que l’art ne peut pas sauver le pays. Les balles sont plus puissantes que l’art, maintenant. Mais je crois en même temps que tous les types de culture, d’art, d’écriture, de cinéma ou de photographie peuvent reconstruire quelque chose dans l’avenir. » Toujours via Twitter, il met souvent en exergue le pouvoir de l’art politique et de protestation dans un monde où chacun de ceux qui ont accès à Internet est égal dans sa liberté d’exprimer son malaise ou son mécontentement. Cette forme d’art continuera à définir le conflit en Syrie et ailleurs dans le monde, car pour la première fois dans l’histoire, tout manifestant ou dissident peut prendre la parole pour s’adresser à un public mondial. Malgré les problèmes indéniables liés à l’esthétisation de la protestation en la présentant comme un art, rien ne peut empêcher la montée d’artistes tel que Tammam Azzam et la place qu’ils revendiquent pour eux-mêmes dans la violente et complexe dimension du conflit.

Traduction française : Danii Kessjan

Tammam Azzam a contribué à de grandes expositions internationales telles que le FUU-Street Art Festival, Sarajevo (2015); Vancouver Biennale, où il était en résidence (2014); Biennale FotoFest (2014), Houston; Dak’Art: Biennale de l’art africain contemporain, Dakar (2014); Biennale d’Alexandrie (2014); et la 30e Biennale des arts graphiques, Ljubljana (2013).

Au cours des dernières années, Azzam a participé à des expositions individuelles et collectives dans des lieux tels que Bienal del Sur, Caracas (2017); Künstlerforum Bonn, Bonn (2017); For-Site Fondation, San Francisco (2017, 2016); Capitale européenne de la culture – Pafos, Pafos (2017); Musée de la ville d’Odenburg, Oldenburg (2017); Künstlerverein Walkmühle, Wiesbaden (2016); Université de Columbia, New York (2016); Tainiothiki Twixtlab, Athènes (2016); Galerie Ayyam – 11 Alserkal Avenue, Dubaï (2016); Banksy’s Dismaland, Weston-super-Mare (2015); Fondazione Giorgio Cini, Venise (2015); Framer Framed in de Tolhuistuin, Amsterdam (2015); Forum Factory, Berlin (2014); Galerie Lena & Roselli, Budapest (2014); Liquid Art House, Boston (2014); Rush Arts, New York (2014); Musée d’art de Busan, Séoul (2014); Galerie d’art 1×1, New Delhi (2014).

En 2016, Azzam a reçu une bourse pour artistes à l’Institut d’études avancées Hanse-Wissenschaftskolleg de Delmonhost, en Allemagne.