JASMIN, UNE AUTRE SYRIE
Edition 2
Avr/Mai/Juin 2017Jasmin, Une Autre Syrie
Revue trimestrielle
En ces temps troublés, il nous a paru indispensable d’offrir une autre vision de la Syrie à travers sa culture et la création artistique de ses artistes.
Jasmin, Une Autre Syrie est née de la rencontre de personnes venant d’horizons et de cultures différents : Français, Franco-Syriens et Syriens, désireux de manifester ainsi leur solidarité avec la Syrie et ses habitants.
L’accent sera mis sur les œuvres artistiques des artistes syriens, de l’histoire de la Syrie ( ainsi que ses liens avec la France ), sa littérature et poésie, sa diversité et richesse culturelles.
Jasmin, Une Autre Syrie se veut être une passerelle entre deux langues, deux cultures, deux mondes.
Cette revue au financement indépendant et à but non lucratif paraîtra trimestriellement en ligne sur notre site Web syriaartasso.com, et annuellement en édition papier. Elle sera éditée partiellement en langues française et anglaise.

L’Art à l’Âge de l’Information et de
la Mondialisation – et dans une Ère de Populisme
Dans notre ère de mondialisation, d’intégrisme, de populisme, d’hypercapitalisme, de migration, de guerre contre le terrorisme et de réchauffement climatique, l’engagement artistique est crucial.
Dans l’intervalle, il semble que le monde entier soit au tout début d’un changement de paradigme. Ces changements se produisent dans plusieurs des éléments les plus fondamentaux du monde et redéfinissent la façon dont la vie fonctionne et débouchent sur un mouvement croissant de décentralisation dans lequel les contrôles de pouvoir de la société sont retirés à une minorité et restitués à la majorité. Nous sommes dans les premiers stades d’un changement de paradigme révolutionnaire dans la conscience des masses qui peut vraiment changer la société pour le mieux. Voici ici quatre signes clés :
– L’Internet donne naissance à un nouvel Age de l’Information : une multitude d’informations est accessible à qui sait où chercher. Au fur et à mesure, les gens deviennent plus réceptifs et vigilants à ce qui se passe réellement dans le monde. En quelques minutes, ils peuvent apprendre de nouvelles compétences ou entendre différentes versions de la vérité. L’Internet offre non seulement un accès ouvert à l’information, mais la communication est devenue presque instantanée à travers le monde entier. En outre, grâce au dynamisme de la nouvelle culture virtuelle, l’art a trouvé de nouvelles formes d’expression et acquis de nouvelles perspectives. Comme les médias sociaux permettent l’échange culturel de masse et la communication interculturelle, c’est aussi un âge d’or des opportunités pour les artistes et les créatifs. S’appuyant sur la compréhension contemporaine des pratiques trans- et interculturelles dans les arts, les artistes et les créatifs peuvent explorer la nature de la collaboration à travers ou entre les disciplines artistiques et à travers ou entre les cultures, également sur les médias sociaux, comme Facebook, par exemple.

– Une nouvelle compréhension d’un monde d’abondance commence à prendre racine dans l’esprit des gens, puisqu’ils prennent enfin conscience du fait qu’avec l’adoption des énergies renouvelables, de nouvelles formes de gouvernement et d’économie décentralisés et d’une utilisation accrue des capacités technologiques, les ressources sont plus que suffisantes pour répondre aux besoins des peuples dans le monde. Les gens prennent enfin conscience du fait qu’il y a suffisamment de ressources globales, mais cependant pas avec les systèmes actuels en place. Personne ne prétend qu’il y ait suffisamment de ressources pour que tous puissent vivre aux taux actuels de consommation occidentale, car comme disait Gandhi « Le monde est capable de satisfaire les besoins de chaque homme, mais non l’avidité de chaque homme.» Une nouvelle prise de conscience et une ouverture d’esprit à la pluralité sont aussi un moyen engagé de favoriser les collaborations dans les arts à travers des actions trans- et interculturelles.
– Un changement global de la conscience est en cours, dans lequel les gens commencent à ne plus se considérer comme des individus végétant dans une bulle isolée, mais plutôt comme des éléments liés à la conscience collective de la planète Terre. Internet, ainsi que la capacité accrue de voyager, ont permis aux personnes du monde entier de se connecter. D’innombrables domaines de la société globale sont devenus interconnectés et les gens commencent à porter une attention accrue non seulement à leur propre pays, mais aussi aux pays à l’étranger. Beaucoup commencent à se rendre compte que si un groupe de personnes souffre, cela signifie que tout le monde souffre. Les gens commencent à se connecter émotionnellement avec la vie partout dans le monde et non plus seulement dans leur milieu de vie immédiat. Cette nouvelle réalité montre aux gens que dans la vie il y a bien plus que l’argent, car la connexion à tous les êtres vivants est tout autant, sinon plus précieuse. Les dynamiques pratiques artistiques contemporaines qui se rattachent à la conscience globalisée peuvent devenir la prochaine révolution de l’art, une nouvelle vague d’art pour un monde d’une nature nouvelle. En s’engageant dans des processus collaboratifs trans- et interculturels, le dialogue et l’échange sont rendus explicites et valorisés. De tels processus collaboratifs entre les artistes peuvent être exigeants, mais ils sont gratifiants car ils engendrent une transformation personnelle, une croissance artistique et la possibilité d’influencer une arène sociale et politique plus large.
– L’ascension des médias en ligne indépendants et non-institutionnels, en tant que médias alternatifs, sont devenus un choix de plus en plus populaire pour ceux qui souhaitent rester vraiment informés, en particulier les jeunes générations. Alors que l’actualité des mass-médias officiels est encore la source numéro un d’information sur les événements mondiaux actuels pour le public de masse, la vent est en train de tourner lentement, alors que les gens prennent conscience du fait que les médias institutionnels donnent essentiellement dans la propagande et les demi-vérités. La guerre devient de plus en plus difficile à justifier, car les journalistes indépendants ont mis en lumière ce que les autorités se sont toujours gardées de divulguer au public. Un exemple explicite est le conflit en Syrie. Cette nouvelle faction du journalisme donnera à la paix une chance légitime, car tout le linge sale est maintenant diffusé et les alliances corrompues sont exposées. Cela, à son tour, a permis à de nombreuses personnes de se déprogrammer de ces nombreux médias qu’ils suivent depuis des années, et de voir le monde dans une optique plus claire, dans laquelle la vérité est plus évidente.

Un changement de paradigme peut littéralement ébranler une société dans son cœur même, la faire dévier de son chemin habituel et l’aiguiller sur une toute nouvelle voie. Les changements d’aujourd’hui deviennent une force propre et modifient de facto toutes les circonstances de l’art. Ils ouvrent la voie à de nouvelles formes d’activisme artistique pour préparer le terrain à des pratiques et des opportunités artistiques novatrices. Les artistes doivent démontrer leurs capacités créatives, leur engagement humain, social et politique, en mettant l’accent sur l’innovation et l’expérimentation, non seulement dans l’art d’une culture, mais aussi dans des projets collaboratifs trans- et interculturels.
La collaboration entre les disciplines artistiques, sur une base trans- ou interculturelle, doit être comprise comme un processus de co-création dans diverses pratiques artistiques, car elle implique des artistes de différentes cultures qui travaillent ensemble pour créer ou atteindre un objectif commun. Elle implique également une compréhension et des buts communs et englobe des connaissances provenant de diverses sources culturelles, de différentes expressions artistiques ou de multiples perspectives. Cette forme de collaboration implique donc l’échange d’informations et le partage de processus uniques pour l’art et la recherche dans différentes cultures et dans différents domaines artistiques, tels que l’art visuel, l’art plastique, le design, la musique, la composition sonore, le théâtre, la danse, etc.
Cependant, de nouvelles idéologies humanistes et de nouvelles dimensions éthiques doivent encore être créées aujourd’hui.
Les années 60 et 70 ont été un temps de bouleversement social et de changement culturel, les gens sont devenus des libres-penseurs plus enclins à se prononcer contre le statu quo, plus conscients et autonomes, contestant l’autorité des pouvoirs publics, les structures et les systèmes de croyances établis, et exigeant que leurs voix soient entendues. Les artistes de l’ère postmoderne étaient antiautoritaires et exaltés par béhaviorisme, ils refusaient de reconnaître l’autorité d’un style ou d’une définition unique de ce que l’art devrait être. Leur art a désintégré la distinction entre la haute culture et la culture de masse ou populaire et a tenté de se débarrasser de la frontière entre l’art et la vie quotidienne. Les artistes postmodernes se distinguent de par leur utilisation consciente de styles et de conventions antérieurs et de par un mélange éclectique de différents styles et médias artistiques populaires.
De nos jours, les artistes éprouvent une déception après l’autre, leur foi dans l’art et leur flamme intérieure sont éteintes, leur protestation et leur résistance, justifiées de par le passé, sont aujourd’hui obsolètes. Entre les arts commerciaux, la vulgarisation des concepts, la pseudo-intellectualisation de certains arts médiocres et la désillusion par rapport aux diverses structures, systèmes de croyances et idéologies, les artistes sont confrontés à de nouveaux défis. Ils doivent affronter une adversité jusqu’alors inconnue et défier un monde en pleine mutation, englué dans des opinions de masse, des contradictions et des incompatibilités, la désinformation et la manipulation, les insécurités sociales, et même des diktats politiques d’un nouveau genre.

Une crise économique persistante et le défi de la crise migratoire qui débuta en 2015 ont ramené le nationalisme et l’intégrisme à la surface de la planète. La montée du populisme commence à devenir une véritable menace pour la société, car elle devient une force politique de plus en plus puissante. La poussée populiste d’aujourd’hui semble être une réponse à l’échec politique apparent des partis établis. De plus en plus, c’est aussi une réaction émotionnelle à un sentiment de désaffiliation de ces pouvoirs institutionnalisés. En identifiant le problème, cependant, les enjeux qui sont à la base du populisme sont l’ignorance, le racisme, la xénophobie, la peur de l’inconnu ou la peur des changements culturels.
Le devoir de l’art est parfois de trouver des réponses, mais la plupart du temps, l’art ne peut affronter et vaincre la « super machine » politique et économique qui contrôle les populations et impose ses diktats, ses déclarations dogmatiques ou autoritaires. Le véritable défi et l’activisme authentique de l’art aujourd’hui seront de briser les chaînes, d’échapper aux limites imposées par une sorte de «changement de jeu» dans la société, d’émerger de l’attitude égotiste classique pour imaginer un renouveau de l’art dans une perspective plus ouverte et plus innovante.
Il existe un besoin évident de nouvelles formes d’activisme artistique. Les artistes doivent utiliser l’expérience des changements d’aujourd’hui dans la préparation et la participation à la transformation de la vie sociale sur une base non-politisée et non-discriminatoire propice à un art révélateur et enrichissant. Les artistes doivent quitter leur cave et « redonner l’espoir d’un avenir au monde ». Les artistes doivent créer des conditions dans lesquelles des actions réelles qui rétablissent une véritable dimension éthique deviennent le guide d’action pour les jeunes artistes. L’éthique de l’action réelle devrait devenir notre esthétique future. Les artistes doivent contribuer au processus d’apprentissage afin d’ouvrir leur esprit et de fournir leur expertise au service de la construction d’une nouvelle société ouverte à un monde façonné dans la diversité.
Outre l’indispensable obligation de dénoncer la nouvelle politique de la haine, qui se propage maintenant comme une gangrène, l’art doit aussi s’imposer comme une voie pédagogique et un apprentissage éthique, afin de combattre et de déjouer l’ignorance, et adopter une philosophie d’échange et d’ouverture à la diversité culturelle. Toutes les formes d’expression artistique doivent trouver leurs véritables avantages dans une véritable mondialisation, dans son sens le plus noble. L’engagement des artistes dans leur travail et le maintien de normes d’excellence est une force puissante pour soutenir de telles collaborations et promouvoir des projets. Les artistes et tous ceux impliqués dans la culture doivent explorer de nouveaux horizons dans d’autres communautés, pays et cultures, et montrer à travers leur travail qu’une approche humaniste est bénéfique et prolifique pour tous et pourrait même créer une plus value dans l’art.

Les collaborations entre artistes de toutes les disciplines artistiques et cultures peuvent aider les artistes et la société dans laquelle ils vivent, non seulement à trouver des apports plus créatifs, mais aussi à favoriser la tolérance, à lutter contre l’ignorance et à prouver que l’échange est la promesse d’un avenir meilleur, car elles contribuent à créer une universalité d’un nouveau genre.
Le violoniste letton Guidon Kremer a récemment lancé un projet multimédia à Berlin qui a été diffusé en direct sur Internet : son orchestre Kremerata Baltica a donné un concert avec la projection d’un film d’animation montrant les sculptures en pierre et galets de l’artiste syrien Nizar Ali Badr. Bien qu’il n’ait jamais rencontré Nizar Ali Badr lui-même, ils ont pu travailler ensemble, explique Gidon Kremer : « Lui et moi, nous parlons la même langue.» Ces deux arts ont fusionné, la musique et la création visuelle de deux artistes différents originaires de deux endroits différents du monde ont soudainement pris une dimension plus profonde. Ici, un artiste syrien a pu écouter la créativité venant d’Allemagne, alors qu’un musicien letton a pu voir la créativité venant de Syrie. ( “Pictures from the East” : https://www.youtube.com/watch?v=tJ7HC7zgDSg )
Considérant cet exemple, il existe vraiment un million de possibilités et d’opportunités à explorer. Imaginons des artistes de diverses disciplines artistiques et de différents pays, cultures qui produiraient fréquemment de l’art en créant des œuvres pluriculturelles avec de nombreuses mains, mais avec un seul cœur et une seule âme. Les résultats seraient non seulement extrêmement passionnants, originaux, plus consolidés, plus universels, mais aussi extrêmement enrichissants sur le plan humain.
Dans le climat dangereux d’intolérance et d’hostilité ouvertes aujourd’hui, dans ces temps extrêmement critiques et incertains, il incombe aux artistes et aux curateurs d’art de ne pas fuir vers l’avant dans l’introspection et la dépression, mais de promouvoir un art collectif, polyvalent, versatile et polyculturel ; un art qui serait une réponse au populisme et au négativisme, en réinventant les interactions sociales et les relations trans- et interculturelles et en construisant ainsi un pont de dialogue véritable.
L’art lui-même pourrait devenir une idéologie nouvelle qui contiendrait toutes les valeurs universelles dans la recherche d’un avenir meilleur, car l’épanouissement humain est le bien suprême de toutes les entreprises humaines. La collaboration artistique dans les échanges trans- et interculturels devrait devenir une « nouvelle vague de l’Art », car elle pourrait devenir un nouveau type d’activisme artistique contre le populisme, l’intégrisme, le négativisme, les diktats ou les stéréotypes désastreux.
Essai de Khaled Youssef & Danii Kessjan
Version française : Danii Kessjan
Un Humanisme Coloré
Inventer des figures qui échappent à la vision classique, refléter la vie de tous les jours et l’esprit humain, la joie, la tristesse, la violence et l’espoir, sans limites de temps ou d’espace, sortir du cadre imposé pour atteindre un univers propre à lui, tout en gardant une connexion citoyenne et humaniste avec le monde actuel, tels sont les impressions que l’art de Yaser Safi offre au spectateur : des œuvres qui respirent et font respirer l’air de la liberté.
Nous l’avons rencontré à Berlin, où il s’est installé il y a peu de temps. Yaser Safi est un homme discret, courtois et prévenant. Calme et posé, son regard en dit long sur son expérience de vie et d’exil, de lutte artistique et de combat pour s’arroger ses valeurs.

Pour Yaser Safi, aborder des thèmes sociaux ou politiques dans l’art n’est nullement problématique ou paradoxal, à condition que cela soit réalisé en dehors des cadres imposés et à travers une vision artistique indépendante. De l’expérience de la situation humainement désastreuse en Syrie, il cherche à réinstaller une vision morale. Un engagement qui, bien qu’indispensable dans notre époque, ne doit pas, selon l’artiste, sacrifier la qualité artistique. Ainsi, la beauté d’une œuvre n’enlève rien à l’idée qu’il souhaite communiquer. Même quand il parle de la violence, du manque de liberté ou de la mort, il demeure dans ses tableaux et gravures le sentiment d’un engouement enfantin, joyeux ou moqueur, un parfum d’innocence, à la manière d’un enfant qui regarde d’un œil étonné le monde autour de lui.
L’enfance est omniprésente dans le travail artistique de Yaser Safi, non seulement à travers le caractère ingénu de ses personnages, mais aussi dans son langage pictural qui n’est cependant naïf qu’en apparence. De ses œuvres irradient des valeurs autant personnelles qu’universelles, un sens profond qui se dissimule imperceptiblement derrière une simplicité ambivalente, et une volonté de vivre et de transformer le monde en un espace plus juste et plus équitable.

« Chaque artiste doit avoir sa propre balance de couleurs, cela fait partie de son identité et cela est sa voix singulière… », disait Yaser Safi. Entre la sculpture, la gravure et la peinture, l’artiste ne mélange pas les différents moyens d’expression, ce qui l’inspire, c’est la matière puisque « chaque matière possède son propre langage, et il faut utiliser ce langage dans la création ». Ce principe, l’artiste l’applique pour chacune de ses œuvres, et en phase de création, il se laisse absorber corps et âme par son travail, subjuguant ses émotions et sentiments imminents et les libérant sur la toile.
Yaser Safi n’aime pas imposer des interprétations, mais préfère évoquer « des questions visuelles », et laisser libre choix au spectateur d’approfondir sa propre vision de l’œuvre à travers sa cognition et son imagination. Si l’artiste a tendance à donner des titres à ses œuvres, il les choisit de préférence courts et symboliques. Il laisse ainsi au spectateur un horizon entier de possibilités et le soin de les aligner pour composer une phrase ou un chapitre inédit, centré cependant sur les idées de l’artiste, puisque ces titres sont pour ce dernier un alphabet.

Le vide, le mouvement libéré de toute contrainte et de toute limite qu’il s’accorde à lui-même et qu’il accorde à ses personnages, sont parmi les éléments marquants dans ses œuvres : ces derniers flottent dans une atmosphère surréaliste qui défie la gravité. Ce que l’artiste souhaite montrer est l’esprit même de ces personnages, car en accentuant leurs émotions, celles-ci prennent les dimensions infinies de l’espace libre. Certains personnages ont le pied sur terre, serait-ce un signe de sagesse ? Pas toujours, car parfois nous comprenons qu’il s’agit bien d’un attachement aux choses matérielles et d’un éloignement aux valeurs humaines. Les valeurs justes ont besoin d’un espace de liberté inconditionnelle que Yaser Safi sait imposer dans ses œuvres comme une nécessité absolue.
On s’interroge également sur la notion du temps dans l’œuvre de Yaser Safi. Une grande partie des œuvres qu’il a réalisées ces dernières années sont des réactions aux événements qui se sont déroulés dans son pays natal, on y décèle des détails militaires ou autres éléments distinctifs similaires. Ces situations sont éloquentes, même pour un spectateur ignorant la situation en Syrie, car les dimensions sont humaines, et l’injuste condamné, tout comme les valeurs prônées, demeurent universels, nous rappelant l’histoire de l’homme qui ne cesse de répéter ses erreurs, et qui au milieu de la beauté de la vie, continue à créer la destruction et à marchander avec la mort.

« Un artiste ne peut peindre une rose alors qu’il respire du gaz », commentait Yaser lors d’une interview radio en 2015, d’où sa volonté et son engagement à recréer la structure morale de la société civile syrienne. De son inquiétude envers son pays et de sa colère, il n’en tire pas de haine, mais une réflexion profonde sur ce qu’il faudrait condamner et sur ce qu’il faudrait entreprendre pour faire face à l’injustice.
Le grand artiste syrien Youssef Abdelke disait de Yaser Safi lors de son exposition à Beyrouth en 2015 : « Comme ils tirent (au fusil) sur les gens, les enfants, l’innocence et le futur, l’œuvre de Yaser tire vers la perfection, la délicatesse, la brillance de la couleur et l’intégrité de la ligne… pour partir plus loin dans une expression exempte de toute règle… ».
Ainsi Yaser Safi s’éloigne des règles techniques courantes de la peinture, et intuitivement, offre à ses lignes et ses couleurs une liberté qu’il chérit tant et qu’il espère voir se propager au-delà de ses œuvres.
Texte par Khaled Youssef
Editing par Danii Kessjan
Crédit photo ©Khaled Youssef

Rabi Koria Peint la Poésie Syrienne
Transcender la métaphore poétique par l’image visuelle, peindre les vers en couleur et translittérer leurs mélodies, rythmes ou sonorités en une abstraction de lignes, de formes et de mouvements, telle est la récente performance de l’artiste néerlandais-syrien Rabi Koria.
Natif de Syrie et ayant grandi aux Pays-Bas, Rabi Koria a toujours conservé un lien fort avec son pays de naissance et sa culture d’origine. Quand un jeune enfant est arraché à sa terre natale, à ses racines, il tente à l’âge adulte, tant consciemment qu’inconsciemment, de partir à la quête de son identité, retisser des liens avec sa genèse, retracer les empreintes laissées par ses ancêtres, et chercher à travers son ascendance une parcelle enfouie de sa propre vérité singulière. Il n’était de meilleure façon pour Rabi Koria de renouer avec ses racines que d’explorer la culture de la patrie perdue, – la culture de la Syrie si riche et si diverse -, surtout en tant qu’artiste de talent.
Inutile de présenter Nizar Kabbani, grand poète syrien de l’amour et de la liberté inconditionnelle, ardent défenseur des femmes et amoureux éperdu du jasmin damascène. Ses vers délicats et audacieux ont révolutionné la poésie arabe, et sont déclamés à chaque détour de rue en Syrie. Il n’est pas étonnant alors que Rabi Koria ait trouvé dans les poèmes de Kabbani, un horizon qui s’épanouisse au devant de ses émotions d’artiste et de sa « nécessité intérieure ».

Dans sa nouvelle série intitulée « La Traduction de Kabbani », l’artiste s’approprie un éventail d’émouvants poèmes de Kabbani, en s’y investissant dans une lecture approfondie et plurielle. Dans sa démarche artistique, s’essayant à un support innovant, la peinture sur carreaux de céramique, il libère une fusion de couleurs, une liberté de formes et une autonomie de mouvements, et laisse libre cours à d’intenses émotions. Les créations purement abstraites sont le fruit de son intensive réflexion et son profond désir spirituel.
Un monde qui ne saurait s’émouvoir devant la beauté de la poésie serait un monde en faillite. En s’émouvant devant la beauté de la poésie syrienne et en la translittérant en peinture, chaque ligne ou mouvement peint par Rabi Koria sur ses carreaux de céramique est un vers, une strophe, un quatrain, une rime; chaque couleur ou nuance est la métaphore poétique devenue picturale, le tableau-poème devenant une œuvre en synergie. Une peinture aussi bien qu’un poème peut nous mener à la poésie, c’est une évidence.
Dans cette série de peintures-poèmes, l’expression artistique de Rabi Koria évoque un langage visuel purement abstrait, mais cependant, dans l’approche des sujets, celui-ci est empreint d’un sens aigu de réalisme. Se souciant du monde autour de lui et étant affecté par l’occurrence des événements dans son pays natal, il ne peut ni se soustraire à la réalité ni en prendre des distances : d’une profonde sensibilité, son art témoigne davantage de la quintessence de ses expériences de vie, ses acquis, ses visions et ses ressentis.
De cette inspiration poétique résulte une série de tableaux étonnamment vivants et émouvants. Tout en contemplant les œuvres peintes et en nous laissant pénétrer par elles, la lecture de la poésie de Kabbani devient soudainement plurielle et prend une dimension quasi surréaliste. Commence alors pour le spectateur/lecteur une immersion dans un monde onirique tapissé de mots, de formes et de couleurs. Un monde dénué de vision préconçue, tel un envol vers un absolu de liberté, – une liberté qui fut fondamentale au poète Nizar Kabbani, de même qu’elle l’est à l’artiste Rabi Koria.
Texte par Khaled Youssef
Editing par Danii Kessjan

♦ Cinq Lettres à Ma Mère
Bonjour ma chère et tendre,
Bonjour ma tendre Sainte
Deux ans se sont écoulés, ô mère,
depuis que pour son voyage mythique
ton fils a pris la mer.
Depuis qu’il a caché dans ses valises
le vert matin de son pays,
ses étoiles, ses rivières
et le pourpre de ses coquelicots.
Depuis qu’il a caché dans ses vêtements
des bouquets de menthe et de thym
et du lilas de Damas.
◊
Seul je suis.
La fumée de ma cigarette s’ennuie d’elle-même,
Et lasse de moi est même ma chaise.
Tel un vol d’oiseaux cherchant dans un champ les épis de blé,
est mon chagrin.
J’ai connu les femmes d’Europe,
J’ai connu leur civilisation blasée.
J’ai parcouru l’Inde, j’ai parcouru la Chine,
j’ai parcouru le monde oriental tout entier,
et nulle part je n’ai pu trouver
femme pour peigner mes blonds cheveux.
Une femme qui dans son sac à main pour moi cache des sucreries.
Une femme qui alors que je suis nu m’habille,
et qui alors que je trébuche me relève.
Ô mère ! Je suis ce fils qui a pris la mer,
mais qui de cette sucrerie encore et toujours a le désir.
Alors pourquoi, alors comment, ô mère,
puis-je devenir père avant de n’avoir grandi ?
◊
Bonjour de Madrid,
Comment va ma « Foulla » ?
Je te supplie de bien prendre bien soin d’elle,
ce cœur de nos cœurs.
Elle a été le plus grand amour de Père.
Il la gâtait comme sa propre fille.
Il l’invitait pour le café matinal.
Il la nourrissait, l’abreuvait,
et la couvrait de son attention.
Et le jour où père décéda,
Sans cesse de son retour elle rêvait.
Dans les recoins de la maison elle le cherche encore.
De son habit, elle s’occupait,
De son journal, elle s’occupait,
Et quand vint l’été, elle s’enquerrait de la couleur bleue de ses yeux,
afin qu’elle puisse, au creux de ses paumes,
ses pièces d’or y déposer.
◊
Mes meilleures pensées j’envoie
à notre maison qui l’amour et la compassion nous a enseigné.
A nos fleurs blanches,
parmi les plus belles de tout le voisinage.
A mon lit, à mes livres,
à tous les enfants du quartier.
Et à tous les murs que du chaos de nos inscriptions,
nous avons recouverts.
Au chat langoureux qui sur le balcon dort.
Au bosquet de lilas escaladant la fenêtre de notre voisine.
Deux ans se sont écoulés, ô mère,
depuis que le visage de Damas, tel un oiseau,
bat ses ailes dans ma conscience,
mordille à mes rideaux
et picore, de son bec délicat, le bout de mes doigts.
Deux ans se sont écoulés, ô mère,
depuis que les nuits de Damas,
le jasmin de Damas,
et les maisons de Damas
hantent mes pensées.
Les minarets illuminés de ses mosquées
ont guidé mes vaisseaux,
comme si les minarets de « Al Amaoui »
avaient été implantés en mon cœur !
Comme si les vergers parfumaient encore ma conscience,
Comme si les lumières et les pierres
avaient fait le voyage avec moi.
◊
Septembre est arrivé, ô mère
et avec lui, des cadeaux enveloppés de tristesse,
laissant à ma fenêtre, ses larmes et ses inquiétudes.
Septembre est arrivé, où est Damas ?
Où est mon père, où sont ses yeux ?
Où est la soie de son regard,
Où est l’arôme de son café ?
Que Dieu bénisse sa mémoire !
Et où est de notre grande maison la vastitude,
et où est passé son confort ?
Où est, se riant des caresses des fleurs, la cage d’escalier,
et où s’en est allée mon enfance ?
Moi tirant le chat par la queue,
mangeant du raisin de la vigne,
et cueillant du lilas.
Damas, ô Damas
Quel poème avons-nous écrit en nos paupières closes.
Oh quel bel enfant avons-nous donc crucifié.
A ses pieds nous nous sommes agenouillés,
et dans sa passion nous nous sommes dissouts,
jusqu’à par amour l’avoir assassiné.

♦ Message de Dessous la Mer
Si tu es mon ami,
aide-moi à m’éloigner de toi
Si tu es mon amour,
aide-moi à me guérir de toi
Si j’avais su
que l’océan était si profond
je n’aurais pas nagé
Si j’avais su
quelle serait ma fin
je n’aurais pas commencer
Je te désire
alors apprends-moi à t’oublier
Apprends-moi
à arracher des tréfonds de mon cœur
les racines de ton amour
Apprends-moi
comment dans les yeux peuvent mourir les larmes
comment l’amour un suicide peut commettre
Si tu es un prophète
de ce sortilège purifie-moi
de cet athéisme délivre-moi
Ton amour est tel l’athéisme,
alors purifie-moi de cet athéisme
Si tu es forte
sauve-moi de cet océan
car je ne sais pas nager
Les vagues bleues de tes yeux
m’attirent vers les profondeurs
Bleue
Bleue
Rien d’autre que la couleur bleue
E je n’ai ni expérience en amour
ni possède de bouée de sauvetage
Si tu m’aimes
alors prends ma main dans la tienne
car de désir je suis rempli
de la tête aux pieds
Je respire sous l’eau !
Je me noie
Je me noie
Je me noie

♦ L’épopée de la tristesse
Ton amour m’a appris comment ressentir la peine
Il y avait longtemps que j’avais besoin, depuis des siècles
D’une femme qui sache me faire ressentir la peine
D’une femme, dans les bras de laquelle je puisse pleurer
Tel un passereau
D’une femme qui sache ramasser mes morceaux
Comme des éclats de cristal brisé
Ton amour, ma belle, m’a appris les pires habitudes
Il m’a appris à lire le marc dans mes tasses à café
Des milliers de fois par nuit
A expérimenter avec l’alchimie
Et à frapper à la porte des diseurs de bonne aventure
Il m’a appris à sortir de chez moi
Pour errer dans les rues
Et à rechercher ton visage dans les gouttes de pluie
Et dans les phares des voitures
De scruter tes vêtements
Dans les vêtements d’inconnus
Et de rechercher ton image
Même… même…
Même dans les affiches publicitaires
Ton amour m’a appris
A errer alentour, pendant des heures
A la recherche de cheveux de tsiganes
Que toutes les Tsiganes envieraient
Recherchant un visage, une voix
Qui soit tous les visages et toutes les voix
Ton amour, ma belle, m’a fait pénétrer
Les contrées de la tristesse
Avant toi
Jamais je n’avais pénétré
Les contrées de la tristesse
Je ne savais pas
Que les larmes sont l’incarnation d’un être
Et qu’un être sans tristesse
N’est que l’ombre de lui-même
Ton amour m’a appris
A me comporter tel un enfant
A dessiner ton visage avec de la craie
Sur les murs
Sur les voiles des bateaux de pêcheurs
Sur les clochers des églises, sur les crucifix
Ton amour m’a appris comment l’Amour
Change la carte du temps
Ton amour m’a appris des choses
Que jamais je n’avais prises en compte
Alors j’ai lu les contes d’enfants
Je suis entré dans les palais des rois
Et j’ai rêvé que la fille du sultan m’épousait
Celle dont les yeux
Sont plus clairs que les eaux du lagon
Dont les lèvres
Sont plus appétissantes que les fleurs des grenades
Et j’ai rêvé
Que je l’enlevais tel un chevalier d’antan
Et j’ai rêvé
Que je lui offrais
Des colliers de perles et de corail
Ton amour, ma belle, m’a appris
Ce qu’est la folie
Il m’a appris
Comment la vie peut passer
Sans que jamais ne vienne la fille du Sultan…
Ton amour m’a appris
Comment t’aimer en toute chose
Dans l’arbre dénudé par l’hiver,
Dans les feuilles mortes d’automne
Dans la pluie, la tempête
Dans le plus petit des cafés, où nous buvions
En soirée, notre café noir
Ton amour m’a appris
A chercher refuge
A trouver refuge dans des hôtels sans nom
Dans des églises sans nom
Des cafés sans nom
Ton amour m’a appris
Comment la nuit
Décuple la tristesse des étrangers
Il m’a appris
Comment voir Beyrouth
Tel une femme
Tyrannie de la tentation
Tel une femme
Portant chaque soir
La plus belle de ses parures
Et ses seins parfumés
Pour le pêcheur et les princes
Ton amour m’a appris
Comment pleurer sans verser de larmes
Il m’a appris comment dort la tristesse
Comme un enfant au pied coupé
Dans les rues de Rouche et de Hamra
Ton amour m’a appris comment ressentir la peine
Il y avait longtemps que j’avais besoin, depuis des siècles
D’une femme qui sache me faire ressentir la peine
D’une femme, dans les bras de laquelle je puisse pleurer
Tel un passereau
D’une femme qui sache ramasser mes morceaux
Comme des éclats de cristal brisé

♦ La lumière est plus importante que la lanterne
La lumière est plus importante que la lanterne
Le poème plus important que le cahier
Et le baiser plus important que les lèvres.
Les lettres que je t’écris
Ont bien plus d’importance que nous deux
Ce sont les seuls documents
Où les gens découvriront
Ta beauté
Et ma folie