JASMIN, UNE AUTRE SYRIE
Edition 2
Avr/Mai/Juin 2018Jasmin, Une Autre Syrie
Revue trimestrielle
En ces temps troublés, il nous a paru indispensable d’offrir une autre vision de la Syrie à travers sa culture et la création artistique de ses artistes.
Jasmin, Une Autre Syrie est née de la rencontre de personnes venant d’horizons et de cultures différents : Français, Franco-Syriens et Syriens, désireux de manifester ainsi leur solidarité avec la Syrie et ses habitants.
L’accent sera mis sur les œuvres artistiques des artistes syriens, de l’histoire de la Syrie ( ainsi que ses liens avec la France ), sa littérature et poésie, sa diversité et richesse culturelles.
Jasmin, Une Autre Syrie se veut être une passerelle entre deux langues, deux cultures, deux mondes.
Cette revue au financement indépendant et à but non lucratif paraîtra trimestriellement en ligne sur notre site Web syriaartasso.com, et annuellement en édition papier. Elle sera éditée partiellement en langues française et anglaise.

Etel Adnan, Poétesse, Philosophe et Peintre Libano-Américaine âgée de 93 Ans, sur la Mémoire, le Soi et l’Univers
« L’univers est lui-même la glue qui le maintient, donc il est mémoire en action et en essence, en devenir et en être. C’est parce qu’il se souvient de lui-même, qu’il existe. C’est parce qu’il existe, qu’il se souvient. »
Souvent, durant la méditation, je suis visitée par des flashbacks délogés de quelque recoin poussiéreux de mon inconscient — des vignettes et des aperçus de personnes, des lieux et des événements d’il y a longtemps, lointains, appartenant à ce qui semble être une autre vie. Ils sont entièrement banals — la bordure d’un trottoir d’enfance, la lumière d’un milieu d’après-midi tombant sur un bâtiment familier d’une manière familière, l’odeur d’un fauteuil en cuir par une chaude journée d’été — mais dans leur banalité ils témoignent de l’existence du Moi antérieur qui alors habitait ces moments, un Moi qui semble si étranger et si lointain, mais auquel je suis enchaînée à jamais par ce souvenir semi-conscient. La mémoire, en effet, est la pièce maîtresse de notre « appartenance à soi-même », et elle amarre notre corps à notre esprit, comme le révèlent ces éclairs d’esprit incarné que la méditation délie. La mémoire nous enrichit de créativité et anime certaines de nos pulsions les plus paradoxales.
Un siècle après que Virginia Woolf ait dépeint la mémoire comme la tisserande capricieuse qui tisse notre vie, Etel Adnan (née le 24 février 1925), poétesse, essayiste, philosophe et artiste plasticienne libano-américaine basée à Paris, reprend le fil de Woolf tout au long de la Nuit — sa gracieuse et puissante collection de méditation en prose et de poèmes qui, de la perspective d’Adnan, du haut privilégié de sa quatre-vingt-treizième année sur Terre, concrétise dans un langage lumineux et une pensée incisive les perplexités les plus insaisissables de la vie : le temps, la mémoire, l’amour, l’individualité, la mortalité.
Nuit, une fusion brève mais puissante de poésie, de prose et de philosophie, aussi énigmatique que la nuit elle-même, perpétuellement tendue vers l’illumination tout en la retenant. L’incertitude se déploie comme une rivière souterraine à travers ces pages où les mouvements physiques du monde sont mis en parallèle avec ceux de l’esprit brillant d’Adnan. « La philosophie nous ramène à la simplicité », écrit-elle, tout en essayant avec une grande complexité de concilier l’inconciliable : la relation de la mémoire au temps. (Kimberly Grey (extrait), revue en ligne On the seawall).

Adnan, que le conservateur polymathique Hans Ulrich Obrist célébrait comme l’une des artistes les plus influentes du siècle dernier, est née à Beyrouth d’une mère grecque et d’un père syrien. Elle commença à écrire de la poésie en français à l’âge de vingt ans et étudia la philosophie à la Sorbonne, une génération après celle de Simone de Beauvoir, puis traversa l’Atlantique pour poursuivre des études supérieures à Harvard et Berkeley. Dans les années 1960, Adnan fut enseignante dans une petite école catholique en Californie, où elle commença à peindre et à transcrire l’œuvre des poètes arabes. Elle retourna à Beyrouth, et au milieu de la guerre civile libanaise, composa une poésie et une prose politiquement branchées, qui fustigea l’imagination populaire d’une précision inédite de perspicacité. Adnan vit aujourd’hui à Paris avec sa partenaire, l’artiste et éditrice Simone Fattal, née en Syrie, où elle continue à peindre et à écrire.
S’appuyant sur la richesse et la durée de sa vie à travers le temps et l’espace, Adnan réfléchit sur le rôle de la mémoire dans la continuité de notre identité personnelle :
Tous deux immatériels, la mémoire et le temps sont des rivières dépourvues de rives, et en constante convergence. Tous deux échappent à notre volonté, même si nous dépendons d’eux. Mesurés, mais mesurés par qui ou par quoi? L’une est intérieure, l’autre extérieur, à ce qu’il semble, mais est-ce vrai ? Aussi, le temps semble profondément enfui en nous, mais où ? La mémoire est ici, dans la tête, mais elle peut s’en échapper, abandonner la tête, la dédaigner, disparaître. La mémoire, un sanctuaire de patience infinie.
La mémoire est-elle produite par nous, ou est-ce elle qui nous produit ? Notre identité est très probablement tout ce que notre mémoire décide de retenir. Mais ne présumons pas que la mémoire soit un espace de stockage. Elle n’est pas un outil pour pouvoir penser, car elle pense, avant de penser. Elle fait aussi en sorte qu’une chose (apparemment) simple comme le fait de traverser une pièce, soit possible. Il est impossible de la séparer de ce dont elle se souvient.

En s’étendant entre les pôles de l’existence et de la non-existence, la mémoire, suggère Adnan, pourrait être la conscience native de l’univers :
Nous pouvons admettre que la mémoire ressuscite les morts, bien qu’ils restent dans leur monde, et non plus dans le nôtre. L’univers couvre l’ensemble, telle une couverture douillette.
Mais cette mémoire est la glue qui maintient l’univers dans son unité : bien qu’immatérielle, elle rend ‘être’ possible, elle est en train ‘d’être’. Si une idée ne se souvenait pas de penser, elle ne serait pas. Si une chaise n’était pas là, il n’y aurait pas de lendemain. Si je ne me souvenais pas que je suis, je ne serais pas. Nous pouvons aussi dire que l’univers est lui-même la glue qui le maintient en mouvement, donc il est mémoire en action et en essence, en devenir et en être. C’est parce qu’il se souvient de lui-même, qu’il existe. C’est parce qu’il existe, qu’il se souvient.
Dans un sentiment qui rappelle l’affirmation inoubliable de Joan Didion selon laquelle « nous sommes bien avisés de rester en bons termes avec les personnes que nous avons été, que nous les trouvions attrayantes ou pas », Adnan considère que la mémoire nous lie les uns aux autres et à notre propre Moi antérieur :
La mémoire est intelligente. Elle est une connaissance qui n’a son siège ni dans les sens, ni dans l’esprit, mais dans la mémoire collective. Elle est communautaire, bien que profondément personnelle. Impliquée avec le Moi, bien qu’autonome. En guerre avec la mort.
Elle nous aide à nous égarer à travers le Moi antérieur, à nous accrocher à la certitude qu’elle se doit d’être. […]
La raison et la mémoire se meuvent ensemble.
Et la nuit et la mémoire interférent l’une l’autre. Nous nous mouvons en elles désorientés, car elles refusent souvent de sécuriser notre vision. Avares, capricieuses, elles ne libèrent les choses que peu à peu.
S’appuyant sur la métaphore de Virginia Woolf, Adnan ajoute :
La mémoire tisse des événements qui ne s’étaient jamais rencontrés auparavant. Elle remanie le passé et nous fait prendre conscience qu’elle le fait. […]
La mémoire est en nous et nous tend la main, manquant parfois le lien avec la réalité, sa voisine, sa substance.
Traduction française : Danii Kessjan
Source: Etel Adnan / Brainpicking / Maria Popova
Biographie Etel Adnan est née à Beyrouth en 1925, d’une mère grecque et d’un père syrien. Après une scolarité dans une école française de Beyrouth, – où elle fut notamment l’élève de Gabriel Bounoure –, elle vient à Paris en 1949 pour étudier la philosophie à la Sorbonne, puis part en 1955 pour les États-Unis afin de poursuivre ses études doctorales à Berkeley et Harvard. De 1958 à 1972, elle enseigne la philosophie au Dominican College de San Rafael, en Californie. En 1972, de retour au Liban, elle dirige les pages culturelles du journal Al Safa, puis de L’Orient le jour. En 1977, du fait de la guerre, elle s’établit de nouveau en Californie. Aujourd’hui, elle vit à Paris. D’abord peintre et artiste visuelle, elle publie en 1965 ses premiers poèmes contre la guerre du Vietnam et devient, selon ses propres termes, « une poétesse américaine ». En 1977, son roman Sitt Marie-Rose est publié à Paris et gagne le prix France-Pays Arabe. Traduit en dix langues, ce texte devient un classique de la littérature de guerre. Auteur de nombreux romans, essais, poèmes et pièces de théâtre, parmi lesquels L’Apocalypse arabe, Paris mis à nu, Au cœur du cœur d’un autre pays et Là-bas, son œuvre est écrite en anglais et en français. Ses peintures, dessins et films super 8 ont fait l’objet de nombreuses expositions aux États-Unis, en Europe et dans le monde arabe. Elle a participé en 2010 au Marathon de poésie de la Serpentine Gallery et a été l’une des artistes invitées de la Documenta 13 de Kassel en juin 2012. En 2003, MELUS, la revue de la Société pour l’étude de la littérature multiethnique des États-Unis, a dit d’Etel Adnan qu’elle était « indéniablement l’écrivaine arabo-américaine la plus célèbre et accomplie d’aujourd’hui ».

Que savons-nous de demain ?
Que savons-nous de demain ? Entre devoirs et attentes, nous nous laisserons embarquer sur les vagues du quotidien avec l’espoir d’échouer sur des rives paisibles.
Nous voguerons ainsi entre ce qui nous échappe et ce que nous saisissons ou croyons saisir, en oubliant d’offrir à nos sens la chance de s’épanouir, et à nos émotions la possibilité inouïe de s’exprimer et tordre le cou à la banalité de l’existence.
L’indéfinissable loi du hasard s’emparera comme toujours de notre vie et nous tenterons en vain de la dompter. Mais ce hasard, dans sa douce folie, ouvre des voies prometteuses à ceux qui savent l’accepter et l’intégrer.
- Crédit photo ©Khaled Youssef
Que savons-nous de ce qui se passera demain ? Demain, le sourire d’un inconnu au coin d’une rue nous surprendra et bouleversera notre destin, le parfum d’un jasmin jaillira et incarnera le bonheur, un murmure bleu du ciel glissera sur nos paupières et se traduira en lueurs, une lumière tremblante se fera caresse sur nos visages, et une mélodie prolongera un instant d’extase pour le détacher du temps.
Demain, nous nous laisserons emporter par une parole douce ou nous trouverons la sérénité dans l’éloquence d’un silence, nous laisserons des empreintes qui parlerons de nous, et dessinerons des souvenirs inoubliables, qui, à chaque moment de doute, nous indiqueront la position du cœur.
Demain, un espace vide donnera un refuge à notre imagination, un rêve d’une intensité pétillante se tiendra debout au croisement de nos chemins, et nous avancerons en laissant des traces perceptibles avec une volonté irrésistible de souligner la beauté pour que chaque instant du quotidien devienne le reflet de nos songes.
Ce que nous ne savons pas de demain… fait toute sa beauté…
Texte par Khaled Youssef
Editing par Danii Kessjan